Jean-Marie Le Clézio est le prix Nobel de littérature de cette année 2008. Romancier, essayiste, il s'est fait connaître, il y a plus de quatre décennies, en remportant le prix Renaudot, à l'âge de 23 ans, pour son premier roman Le Procès-verbal. Son œuvre, impressionnante et grave, est composée d'une quarantaine de romans, d'essais, de nouvelles, de récits autobiographiques et de livres pour la jeunesse. Dans ses attendus, le jury du prix Nobel le qualifie de «l'écrivain de la rupture, de l'aventure poétique et de l'extase sensuelle, l'explorateur d'une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante». Le nouveau roman de Le Clézio, Ritournelle de la faim, paru quelques semaines avant l'annonce de la consécration du français par l'académie Nobel, s'inscrit admirablement dans cette dialectique, de l'ici et de l'ailleurs, dont se nourrit la fiction «Leclézienne», évoluant entre les grands espaces vides de l'Amérique du Nord et du Mexique (où réside l'écrivain), les îles Rodrigues et Maurice (où émigrèrent ses ancêtres, bretons, au 18e siècle), le bord du fleuve Niger (associé au père de l'écrivain, médecin de brousse), le désert du sud-marocain (pays de son épouse) et la France métropolitaine (notamment Nice, où Le Clézio est né et a grandi). La thématique de l'ailleurs et du lointain surgit dans son nouveau récit dès les premières pages. Elle a, pour nom, l'Exposition coloniale, dont l'héroïne du roman arpente les allées gravillonnées au bras de son grand-oncle, Monsieur Soliman. Ils visitent, ensemble, le village des «vieilles colonies», où le grand-oncle tombe en admiration devant le Pavillon de l'Inde coloniale française. Il décide de l'acheter, et en fait transporter les pièces détachées dans son jardin. Le vieil homme mourra sans voir se réaliser son rêve – celui de reconstruire, à l'identique, la Maison mauve indienne sur sa propriété, au cœur de Paris. Les pièces détachées vont pourrir, sous leurs bâches, au fond du terrain, avant d'être jetées dans la décharge, après la mort de Soliman. Lorsqu'Ethel, devenue jeune fille, et légataire du grand-oncle disparu, se rend sur le terrain cédé à des promoteurs immobiliers, et veut se renseigner sur le sort des pièces détachées du Pavillon indien, elle s'entend dire : «Il n'y avait rien à récupérer là-dedans... Tout était pourri, sous la bâche, pourri et rouillé...». L'auteur explore les années sombres de l'histoire française au 20e siècle Cette anecdote donne le ton du roman, grave et ironique. A travers les premières années de la vie d'Ethel, personnage largement inspiré par la mère de l'écrivain, Le Clézio explore les années sombres de l'histoire française ,au 20e siècle : l'affairisme de l'entre-deux guerres, la vie sous l'Occupation, les rafles... Il brosse un tableau sans concession, à la Balzac ou à la Dickens, d'une société sans éthique, étriquée et clanique, vivant sous un volcan qui ne manquera pas d'exploser et réduire les hommes à leurs déchéances. Sur ce fond de dévastation, la jeune Ethel, déterminée à survivre et à préserver son humanité, fait figure d'héroïne. Une héroïne que la banqueroute de sa famille et les mensonges de son époque font grandir trop vite, elle qui prend conscience de l'abîme existentiel qu'incarne le grand trou noir creusé dans le jardin du grand-oncle disparu. «Un grand trou noir occupait la totalité du jardin, jusqu'au fond. La pluie avait rempli le trou d'une eau sale et, par endroits, affleurait une roche blanche, poreuse, semblable à un os. Elle est restée là, un bon moment, le front appuyé contre la balustrade. Le grand trou noir entrait en elle, creusait un vide à l'intérieur de son corps.» Ritournelle de la faim est une magnifique fable de la vie humaine, partagée entre espoir et désespoir, force et faiblesse, menacée par la banalité et l'insignifiance. Contre ces menaces, s'élève le Boléro, que le romancier nous fait entendre dans les dernières pages du roman, où l'histoire fusionne avec la vie, Ethel avec la mère de Le Clézio. Le roman se clôt sur la découverte de la force de la musique par cette dernière lors de la première du Boléro de Ravel, une musique qui a changé sa vie. «Maintenant, je comprends pourquoi, écrit le fils. Je sais ce que signifiait, pour sa génération, cette phrase répétée, sérinée, imposée par le rythme et le crescendo. Le Boléro n'est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. Quand il s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les survivants étourdis.» Ces survivants sont Ethel/mère de l'écrivain, Lévi-Strauss (qui avait également assisté à cette première), mais aussi vous, Le Clézio ou moi, qui n'avons pas assisté à cette première, mais qui en sommes les produits et les héritiers «civilisationnels». T. C. Ritournelle de la faim, Jean-Marie Le Clézio, Ed. Gallimard, 208 pages