De l'autre côté de la Méditerranée, à Alger (Algérie), terre natale, «l'appartement des ombres» au 93 de la rue de Lyon, dans le quartier de Belcourt, une femme «au verbe de pierre» soliloque. «C'est trop jeune»... «Vraiment trop jeune» ne cessait de répéter cette mère sourde, assise sur une chaise dans ce petit appartement sombre qui sentait «la soupe, la cire et l'humide». «Albert ! Le pauvre Albert ! Comme son père … Si jeunes ! Tous les deux ...», balbutie cette femme emmurée dans le silence depuis le décès de son époux. Le cœur lourd de chagrin, cette femme tenait entre ses deux mains le portrait de son fils fauché prématurément dans un banal accident de voiture. Et voilà que sa mémoire fait des bonds en arrière au coeur d'une temporalité lointaine : Le 7 novembre 1913 à 2 heures du matin. Naissance d'un futur génie à l'intelligence extra lucide qui connaîtra une renommée mondiale et fera l'objet d'innombrables polémiques en raison de ses engagements politiques et de ses idées philosophiques notamment. C'est par cette scène émouvante, bouleversante et déchirante que José Lenzini nous introduit dans le corps de son dernier ouvrage qui raconte les derniers jours d'Albert Camus, écrivain, philosophe, journaliste. Un livre témoignage écrit sous forme de récit puisant ses sources d'articles de presse, d'ouvrages, de conférences consacrés à l'auteur. Le tout agrémenté d'anecdotes et de citations d'A. Camus. Le but étant «de donner la mesure humaine de cet homme ouvert au monde», écrit José Lenzini, auteur d'une quinzaine d'ouvrages dont trois consacrés à A. Camus (1). Tout au long de ce témoignage narré sur un ton qui suscite de l'empathie dont «la trame est le silence de la mère», l'auteur nous invite à voyager dans une temporalité lointaine, «sur la route de la mort», dans la voiture qui conduisait A. Camus à Paris. Et nous voilà propulsés dans les méandres de la mémoire du futur mort nous rendant témoins des derniers moments de sa vie. Quelques heures avant sa mort subite. Au cœur d'une tempête de souvenirs à la fois heureux et douloureux... A travers sa description documentée, l'auteur nous révèle des facettes inconnues de la vie d'Albert Camus et nous immerge dans ses réflexions, ses pensées, ses craintes, ses préoccupations, ses peurs, ses angoisses, ses regrets, ses obsessions, sa douleur... Douleur de sa mère... de ses origines... de la pauvreté... du silence... de l'Algérie... Cette douleur qui «lui avait ouvert les portes de l'écriture». Douleur qui continuait à le narguer dans l'ombre de sa mort rampante ! Ainsi, tout au long de cet ouvrage de 144 pages, on découvre un homme fragile, tourmenté, blessé, profondément affecté par des attaques ici et là, hanté par les souvenirs de «l'enfance dont il n'avait jamais guéri, ce secret de lumière et de pauvreté chaleureuse qui l'avait aidé à vivre et à tout vaincre», écrit J. Lenzini. Une enfance et une adolescence passées à Alger dans le quartier populaire de Belcourt. Ses années à l'école et ses jeux de verbe avec les mots pendant le cours de français. Sa relation avec sa mère, cette femme du silence «à laquelle il avait voulu offrir chaque mot comme une perle d'eau dans le désert du verbe». Et tout au long des heures qui ont précédé sa mort, il n'avait cessé d'être hanté par le visage de cette femme... «Obsédante et refermée sur cet absolu auquel il appréhendait de ne jamais accéder». Alger, le café des Fromentin sur les hauteurs de la Casbah, «un café maure sans commodités où on s'installait sur des nattes pour y boire un café turc ...» un lieu où «il y avait une paix, une quiétude... J'y restais des heures entières à ne rien faire rien d'autre que me taire. A écouter mes pensées», écrit A. Camus. Le souvenir des visages de ces «réprouvés», de ces «miséreux», sans mots. «Juste des visages, des regards». Ces êtres humains opprimés, dominés, mourant de froid et de faim, dépouillés de leur dignité, de leurs droits, enfoncés dans la boue de l'injustice par un ordre colonial qui domine, opprime, tue... Ces regards qu'il a vus et rencontrés lors de ses reportages en Kabylie, dans les ruelles d'Alger, de Tiaret, dans les salles d'audience et «qui se confondent sous les traits de sa mère». Et au milieu de ces réminiscences douloureuses, le souvenir des attaques dont il avait fait l'objet de la part de la «société parisienne du dénigrement» aussi bien de droite que de gauche remonte à la surface de sa mémoire. Et bien évidemment, l'un des objets de ces controverses, l'Algérie. «Pour une Algérie communautaire et fraternelle» C'est dans le chapitre intitulé Mal à l'Algérie que J. Lenzini nous informe sur le positionnement d' A. Camus relatif à l'indépendance de l'Algérie. Défavorable au F.L.N. qui, de son point de vue, avait «joué la carte du Panarabisme», l'auteur précise que Albert Camus adhérait plutôt au projet de Messali Hadj qui avait comme objectif de «mettre en place une véritable Constitution à laquelle seraient associés tous les habitants». Cet homme qui était animé par un «espoir de fraternité retrouvée» croyait fermement en la paix civile dans «ce royaume en ruine». C'est pourquoi il se lance dans la rédaction d'un Appel à la trêve civile en Algérie dans lequel il défend l'idée d'une «Algérie communautaire et fraternelle». Et, afin de le rendre public, il expose cet appel à la paix dans la salle du «Cercle du Progrès» qu'avaient mis à sa disposition un groupe de musulmans. Sur cette route qui devait le mener à son destin final, A. Camus « se souvient de cette angoisse lui nouant l'estomac, de son échine humide et de sa bouche amère», écrit J. Lenzini. Puis, décrivant l'atmosphère qui régnait dans la salle, il poursuit «serrés les uns contre les autres, Européens et musulmans écoutaient avec recueillement...» cet homme qui déclarait haut et fort : «et, pour n'avoir pas su vivre ensemble, deux populations à la fois semblables et différentes, mais également respectables, se condamnent à mourir ensemble, la rage au cœur...». Refus des uns. Refus des autres. D'un côté, les partisans d'une «Algérie française». De l'autre, les adeptes d'une Algérie libre et indépendante excluant tout projet de société communautaire et plurielle notamment en matière de religion. «J'ai mal à l'Algérie comme d'autres ont mal aux poumons», écrira A. Camus après l'échec de cette tentative de paix civile et de réconciliation entre les communautés vivant en Algérie. C'est ainsi qu'il s'enferma dans le silence. Les communistes, les existentialistes et tous les autres … A. Camus avait fait l'objet d'acrimonies de la part du Parti communiste qu'il avait rejoint en 1934 pour s'en séparer en 1937. Les communistes lui reprochaient ses positions contre les totalitarismes. Ils n'avaient pas accepté «que cet ex-compagnon de route - dise - «l'intolérable : le stalinisme, les camps, les idéaux mais au pas par les tyrans de l'histoire», écrit J. Lenzini. Les existentialistes quant à eux le fustigèrent pour ses positions philosophiques lorsqu'en 1945, dans un article, il soulignait l'existence de deux formes d'existentialisme «l'une avec Kierkegaard et Jaspers -qui selon lui – débouche dans la divinité par la critique de la raison» et «l'autre, - qu'il désignait sous le nom «d'existentialisme athée, avec Husserl, Heidegger et bientôt Sartre - qui – se termine aussi par une divinisation...». Aussitôt, Francis Jeanson réagit en publiant un article dans les Temps Modernes dans lequel il critique «l'Homme révolté» lui reprochant d'être «délibérément statique». Profondément atteint, A. Camus adresse une réponse au directeur des Temps modernes, J. P. Sartres. Cette polémique allait aboutir à la rupture avec J. P. Sartres en 1952. «J'aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice» Lors d'une conférence de presse à Stockholm, le 17 octobre 1957, en marge de la cérémonie où il reçoit le prix Nobel de littérature, A. Camus déclare : «J'aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice». Et à Simone de Beauvoir de reprocher à A. Camus de «se ranger du côté des Pieds-noirs». Et afin de dissiper les malentendus et rendre justice à A. Camus, J. Lenzini se lance dans un plaidoyer informant les lecteurs/trices du contexte et des circonstances dans lesquelles cette phrase a été prononcée. «Camus est un paysan endimanché...» Ces innombrables procès à l'encontre d'A. Camus semblent avoir des raisons : sa différence de classe, son origine populaire, son appartenance à la communauté des pieds-noirs, «ces gens aux «façons si familières» (M. Kundera). Et J. Lenzini explique que «dès son arrivée au grand collège A. Camus a connu la différence». Car, «il n'était d'aucune coterie, d'aucune école, d'aucune paroisse». Et pour étayer son propos, l'auteur mobilise le témoignage de M. Kundera qui après la mort d'A. Camus écrit «on me raconte que ce qui, en plus, le desservait, c'étaient les marques de vulgarité qui s'attachaient à sa personne : les origines pauvres; la mère illettrée; la condition de pied-noir sympathisant avec d'autres pieds- noirs; le dilletantisme philosophique de ses essais...» Ce jour là, sur la route du destin, à quelques minutes avant l'engloutissement dans le vide du néant, un homme meurtri par des « procès de tous ordres ». « Une impression de douleur libérée» vagabonde dans le fort intérieur d'un homme meurtri par des « procès de tous ordres ». La douleur... «Cette autre langue... Elle marche sans arrêt ». Dans sa tête..., « quelque chose parle, ou quelqu'un se tait soudain... ». Et dans ce silence qui envahit la totalité de l'espace, la voix de José Lenzini continue à nous transporter vers les contrées très souvent ignorées voire inconnues de la vie d'A. Camus. Ses objectifs ? Dissiper des malentendus. Réhabiliter celui qui fut l'objet de tant de procès et de dénigrements. Rendre à Camus ce qui lui appartient. Tout simplement ! José Lenzini, Les Derniers jours de la vie d'Albert Camus, Actes Sud, Bleu, série dirigée par Thierry Fabre, 144 pages, réédité aux éditions Barzakh, Alger, 2009.