Pâte feuilletée, aplatie au rouleau, savamment composée et lentement travaillée jusqu'à devenir voile, mousseline arachnéenne, que des mains délicates vont doucement étirer, en se gardant du moindre faux-mouvement. Une seconde de distraction et c'est 1'accroc : tout est à recommencer. Il faut de 1'adresse, du doigté, de la grâce pour manipuler une telle pâte. Les aînées enseignent cet art aux jeunes filles en âge de prendre époux et, ajoutent, 1'œil coquin : «Mesdemoiselles, sachez-le, le feuilletage et les hommes se manipulent de la même façon : avec douceur. Si vous reussissez cette étape, qui est la plus ardue, vous saurez tout aussi bien manier les hommes.»Ainsi donc, ami lecteur, si ta moitié te régale de la plus somptueuse des baklavas, il est déjà trop tard pour toi : tout une chaîne de femmes lui ont aussi enseigné 1'art de t'embobiner ! Et tu n'es pas Ie seul. Des Balkans au Maghreb, de 1'Azer-baïdjan à la Grèce, de l'Iran à la Turquie sans oublier l'Arménie, la baklava fait l'unanimité, et bien des Etats se disent ses géniteurs. Car, si elle n'est pas comme Ie qatâyef faite de cheveux d'ange, il est bien difficile de dénouer l'écheveau de ses origines. A l'ombre du palais Lançons-nous sur les traces d'une pâtisserie qui suscita non seulement l'engouement des gourmets mais exacerba les identités nationales au point de déclencher ce que la presse appela «la guerre de la baklava». La gastronomie byzantine était, dans la prolongation de la table gréco-romaine, basée sur la trilogie blé-vigne-olivier, avec un nouvel apport toutefois, celui du sucre, implanté sur Ie pourtour méditerranéen par les Arabes, et dont raffolaient les Byzantins. Lorsque Byzance tombe en 1453, s'ouvre une nouvelle page de l'histoire mais aussi de la gastronomie pour la région. Le pouvoir ottoman remplace, en effet, la trilogie précitée par une autre, à savoir sucre-riz-beurre, dans laquelle on retrouve deux des éléments qui entrent dans la composition de la baklava. Venus des steppes d'Asie et de Mongolie, les Turcs acquièrent à Constantinople de nouvelles habitudes alimentaires, notamment en traduisant les traités de cuisine arabes et byzantins, mais ne renoncent pas pour autant à un patrimoine culinaire issu des steppes. Le börek et la baklava, fleurons de la cuisine turque, seraient parvenus sur les rives du Bosphore avec les cavaliers mongols, mais c'est bien lans la cité palatiale de Constantinople, à 1'ombre des cuisines de la cour, que la pâte deviendra un feuilleté et atteindra à perfection. C'est dans ce même lieu que les termes baklava et börek apparaissent pour la première fois dans les archives et les registres des produits consommés au palais de Topkapi. Les böreks, farcis au poulet et aux œufs, figurent régulièrement au menu du sultan, et sont aussi servis aux dignitaires pour les grandes occasions - tels les festins de la circoncision du fils de Soliman en novembre 1539. La baklava, quant à elle, semble réservée aux célébrations religieuses, notamment pendant le mois de Ramadhan. A la fin du mois du jeûne et lors de la fête du sacrifice (Aïd El-Kébir), le sultan a coutume d'offrir des baklavas à ses janissaires. Chaque régiment en reçoit deux grands plateaux, ce présent donnant lieu à une cérémonie très codifiée, la «Procession de la baklava»(Baklava Alayi) lors de laquelle les janissaires défilent dans les rues de la ville, portant leur présent. Mais la dégustation se déroule dans le cadre d'un «rituel de pillage» : de retour au palais, les plateaux de baklavas sont disposés sur le sol et les janissaires se battent entre eux pour les attraper et les emporter. Cette pratique oppose, selon l'historien Stéphane Yerasimos, «la discipline et la combativité, les deux vertus majeures du soldat». La baklava et les böreks seront considérés jusqu'au XIXe siècle en Turquie comme des mets de riches, ou du moins réservés à de grandes occasions, ce que confirme le proverbe turc toujours en usage : «Je ne suis pas assez riche pour manger des böreks et de la baklava tous les jours.» Dans les pas des Mongols... La rivalité gastronomique entre deux nations peut se faire antagonisme entre historiens. D'un côté, Charles Perry, un journaliste du Los Angeles Time qui s'est spécialisé dans la cuisine arabo-musulmane médiévale, ne craint pas de se mettre les Grecs à dos en soutenant la thèse d'une origine asiatique voire mongole, tandis que Speros Vryonis tente de démontrer une origine grecque et byzantine. Pour ce dernier, chercheur américain d'origine grecque, le dessert nommé gastris dans le Banquet des sophistes d'Athénée, qui deviendra le kopte ou kopton (koptoplaukus) dont raffolent les Byzantins, n'est autre que 1'ancêtre de la baklava. Charles Perry est, quant à lui, persuadé que la baklava est le fruit de 1'imagination des Mongols, ou plutôt de l'impossibilité pour un peuple nomade de cuire la pâte à pain dans un four fermé. Le dessert favori des Byzantins, s'il évoque la baklava par la présence de fruits concasses et de miel, ne comportait aucune forme de pate. Perry refait en somme le chemin des Mongols jusqu'à Constantinople, traquant toutes les formes de cuisson et préparation de pâte à pain, et sa démonstration est assez convaincante. Les peuples nomades cuisaient leurs pains sous forme de fines couches de pâte étalées sur de grands plateaux, appelées puskal chez les Ouzbeks ou encore yufka et yoka. Cette méthode est toujours en usage en Asie centrale et l'ethnologue et photographe Joséphine Powell (1919-2007), qui passa sa vie à étudier les nomades, nous a laissé une impressionnante collection de photos dont celles de la préparation de yfka. Perry, qui voyage avec obstination dans l'espace et le temps, remonte jusqu'en Chine où 1'on retrouve, dans un traité de cuisine rédigé en 1330 sous la dynastie mongole des Yuan, une recette qui superpose des oignons verts et de fines couches de pâte – en l'occurrence non pas feuilletée, mais préparée comme une pate a pain très souple et très fine évoquant la pâte à crêpe ou le fameux lavâsh dont les Iraniens sont toujours très friands. Puis ces Turco-Mongols, qui ne connaissaient ni les noix ni les pistaches, ni les noisettes, traversent l'Azerbaïdjan où ils découvrent ces fruits, et c'est là que la pâtisserie serait née, sous une forme qui se rapproche beaucoup de celle que nous connaissons. L'Azerbaïdjan serait le chaînon manquant de l'histoire de la baklava et aujourd'hui encore, le baku pakhlavasi demeure le dessert favori du pays. ... Et sur la piste iranienne Les deux démonstrations sont brillantes ; mais il faut avouer que nous disposons de bien peu de matériaux probants et d'écrits. Ni dans l'Empire romain d'Orient ni dans l'Empire ottoman les cuisines du palais n'ont laissé de traites de recettes, à l'exception du fameux manuscrit rédigé par un certain Mehmed bin Mahmoud Chirvânî, originaire d'Azerbaïdjan, qui reprend plusieurs recettes d'Al-Baghdadi. Tournons-nous vers la Perse pour un nouvel éclairage. Le dénommé Ostad Nourollah, chef cuisinier (et non pâtissier) à la cour safavide sous le règne de Shah Abbas (1571-1629), est le premier, il y le revendique d'ailleurs, à écrire sur la baklava. Il s'y sent obligé car personne ne l'a fait avant lui et que «puisque ces gâteaux sont l'héritage des ancêtres, je me dois de leur consacrer un chapitre. [...] J'ai coutume de les préparer soit avec de la chair de noisettes fraîches soft avec des noix fraiches et mes baklavas ont toujours été très appréciées. En principe, la balilava se prépare sur une base de pain lavâsh [...]. On met la chair des fruits des amandes, pistaches ou noix décortiquées dans un mortier, on les broie, on y ajoute du sucre raffiné, de l'arum, et on met le tout à bouillir jusqu'à obtenir une consistance de halva. Puis, on découpe le lavâsh de manière à former de petites aumônières dans lesquelles on enveloppe la préparation de fruits et de sucre. On frit le tout dans de l'huile d'amande. Ensuite, on prépare un sirop de sucre parfumé au musc et à l'eau de rose et on en asperge les gâteaux. J'ai pour habitude de servir les baklavas sur des assiettes de porcelaine blanche e de les saupoudrer de musc, de sucre et de pistaches concassées.» Puis, le cuisinier iranien nous donne la recette quelque peu différente utilisée chez les Ottomans mais aussi, le détail est d'importance, chez les Byzantins, celle de la «grande baklawa» : «C'est ainsi qu'on la prépare chez les Roumis (Byzantins) : Ils utilisent un grand plateau rond, y mettent la pâte de pain tanuk qui a été frite dans l'huile, y rajoutent les lentilles cuites, et superposent couches de pâte et couches de lentilles, ils arrosent de sirop de sucre candi et parfument la dernière couche d'eau de rose et de musc.» Ce texte a été rédigé entre la fin du XVIe et le début du XVIe siècle ; l'Empire ottoman était en place depuis un moment. Pourtant, le cuisinier parle bien du pays des Roumis. Deux hypothèses : soit la préparation était déjà connue des Byzantins - ce qui renforcerait la thèse de Speros Vryonis -, soit 1'habitude était simplement demeurée de désigner ainsi la région, et, dans ce cas, c'est la théorie de Charles Perry qui serait plus exacte. A la française L'Empire ottoman diffusa si bien l'exquise pâtisserie qu'au Maghreb, il y a belle lurette qu'on se l'est réappropriée et qu'elle fait partie du patrimoine culinaire. Et la France, dans 1'histoire ? La patrie du mille-feuille ne joue donc aucun rôle dans 1'histoire de la baklava? Que si! A la fin du XVIIe siècle, alors que l'Empire ottoman s'ouvre aux influences européennes, le kahyabasi des cuisines impériales rencontre Monsieur Guillaume, ancien chef pâtissier de Marie-Antoinette en exil à Constantinople. Après avoir appris à confectionner la pâtisserie, le Français met au point une nouvelle technique, dite «de dôme», de découpage et de pliage de la pâte de la baklava. Les Ottomans l'adopteront sous le nom de«baklava française». Foi de gourmande, toutes les variantes de la baklava, grecque, turque, maghrébine, balkanique, iranienne, sont exquises ; que l'on déguste le même jour mille-feuilles et baklava : nous voici déjà à la porte du Paradis. Monique Zetlaoui est écrivaine et historienne