Les événements historiques qu'ont connus les années 1989 et 1990, à savoir la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc communiste, ont ouvert devant la pensée et les imaginaires des perspectives radicalement nouvelles. La fameuse déclaration de l'ex-président américain Georges Bush annonçant la fin de la guerre froide et la naissance d'un nouvel ordre international a donné à ces perspectives un caractère officiel. Quand l'ex-URSS s'est substituée à l'autre Orient, l'Europe y trouve son «autre» nécessaire, au niveau économique cette fois. Le monde communiste, qui s'étendait à l'est de l'Europe occidentale, est venu constituer l'«Est» qui prendra la place de l'Orient. L'Ouest retrouve alors sa définition en s'opposant à l'Est (URSS et Europe de l'Est). Depuis la chute de l'URSS, une nouvelle dualité Nord-Sud a émergé pour remplacer l'ancienne, après que la catégorie «Est» eut perdu sa fonction de l'«autre» nécessaire à l'Occident pour se définir. Signalons, enfin, qu'en plus de ces oppositions géographiques, la raison occidentale n'hésite pas à utiliser les couleurs pour désigner son «autre» : «le péril rouge» pour le communisme, «le péril jaune» pour l'Asie et «le péril vert» pour l'islam. Dans tous les cas la couleur blanche est épargnée parce que c'est elle qu'il est question de définir. Equilibre d'intérêts et spécificité culturelle Sommes-nous condamnés à rester prisonniers de cette logique de guerre qui ne peut concevoir d'autres rapports avec les autres que moyennant les termes qui font appel à l'hostilité tels que péril, choc, conflit, menace... Des voix s'élèvent un peu partout, dans les pays occidentaux même, contre cette manière de voir l'avenir des rapports entre l'Occident et les autres pays. On commence à s'interroger sur la signification réelle des termes de cette dichotomie néfaste ainsi que sur la réalité qu'elle veut cacher. Que signifie réellement la dualité Orient-Occident à travers l'histoire de l'expansion européenne depuis Rome jusqu'aux empires du colonialisme moderne ? Que veut dire son remplaçant actuel Nord-Sud ? Le Nord désigne, certes, un espace géographique dont l'Europe fait partie, mais comment définir l'Europe elle-même ? «N'étant ni une entité géographique, ni une entité historique et politique, n'étant pas non plus une entité économique» peut-on la définir en termes de «civilisation» ? Des historiens européens le contestent et affirment qu'à la fin de l'ancien régime, «nous ne trouvons pas une civilisation européenne mais trois grandes visées de civilisation bien déterminées, dont aucune ne coïncide avec les limites conventionnelles de l'Europe : une civilisation méditerranéenne, une civilisation continentale et une civilisation atlantique». Et le «Sud», cet espace extrêmement varié, atomisé, déchiré instable, comment le définir ? A-t-il- même une existence propre? Comment définir l'«islam» dans l'expression «l'Europe et l'islam», qui renvoie à deux réalités de nature tout à fait différentes, l'une relève de la géographie (l'Europe) l'autre de la religion (l'islam) ? Et si le terme «islam» désigne les pays qui professent cette religion, ces pays constituent-ils un ensemble cohérent ? Qu'est ce qui fait de l'Iran, du Pakistan ou même de l'Egypte, l'allié présumé du Soudan, ou de l'Indonésie ou du Maroc, contre l'Europe ? Les rapports entre ces pays ne sont-ils pas marqués par une indépendance quasi totale, les uns vis-à-vis des autres, tandis qu'ils sont tous attachés à l'Occident par des liens de dépendance, des rapports d'exploitation néocolonialiste ? Vus d'un oeil objectif libéré de la logique égocentrique, les rapports Nord-Sud, de nos jours, se présentent nettement sous forme de système de relations hégémoniques du type capitaliste au niveau mondial. Le mode de conduite des pays occidentaux et de l'ordre économique mondial qu'ils imposent aux pays du tiers-monde, aussi bien au niveau bilatéral qu'à travers les organisations internationales, donne lieu à des rapports d'exploitation qui font, effectivement, de ces pays des nations prolétaires que seule, ou presque, leur situation d'exploités fait d'eux un ensemble. Il va sans dire que l'expression qui traduit adéquatement les antagonismes qui naissent au sein de cette situation est le conflit d'intérêts et non pas le «choc de civilisations». Quelle serait la différence entre les deux expressions ? Laissons à côté les considérations d'ordre politique et moral (ou éthique) et voyons les choses uniquement sous l'angle épistémologique. Contrairement à ce qu'on peut croire, l'expression «conflit d'intérêts» ouvre les perspectives d'un traitement rationnel du conflit. Le «conflit des intérêts» est un fait intelligible. On peut le cerner et comprendre ses causes puis les maîtriser; par conséquent, on peut le résoudre de façon rationnelle en réalisant un équilibre minimum entre les intérêts. C'est de l'ordre du possible sans qu'il soit nécessaire de recourir ni à la menace ni à l'hostilité. La meilleure illustration est que les pays industrialisés ont réalisé, à l'intérieur de leurs sociétés, un équilibre durable et dynamique entre les classes par le biais des législations sociales : l'échelle mobile des salaires, la sécurité sociale, les indemnités de chômage..., ce qui a rendu inopérante la théorie marxiste de la «lutte de classes», de la «pauvreté absolue» et du caractère «inéluctable» de la révolution en Europe. Par contre, l'expression «choc de civilisations» renvoie à quelque chose d'inintelligible. (A suivre)