Ainsi, l'hellénisme et l'ésotérisme néoplatonicien ont eu à l'époque les mêmes effets pervers que la croisade occidentale de nos jours. Les influences helléniques dévastatrices ont commencé à se manifester en Orient depuis le triomphe d'Alexandre le Grand (323-356 av. J.C.) sur l'empire persan en l'an 333 av. J.C. et l'édification de son premier empire dans cette région du monde. C'est là qu'allaient naître les doctrines hybrides subversives vigoureusement combattues par l'islam. A ce sujet, l'orientaliste allemand Becker Karl Heinrich (1876-1939) écrit : «Tout comme le christianisme qui, pour affirmer son identité et son autonomie, lutta contre le gnosticisme grec, l'islam s'éleva, à ses débuts, contre l'esprit hellénique ravageur et ses manifestations diverses. Ainsi, dès qu'il eut franchi les frontières de son foyer d'origine, il dut se heurter violemment à deux adversaires redoutables: le manichéisme et le zoroastrianisme. La première doctrine, particulièrement féroce, représentait une menace directe pour l'islam. On ne s'étonne pas alors que l'une des premières écoles théologiques en islam, en l'occurrence le mu'tazilisme, a pu, grâce à son combat dogmatique contre le manichéisme, développer une bonne partie de ses fondements et de sa thématique.» Mais la résistance au gnosticisme n'était pas l'apanage des théologiens. En effet, l'Etat aussi, avec ses savants officiels, participait au combat contre cette tendance pernicieuse tentaculaire qui défiait toute autorité. Et l'on n'hésitait pas à faire appel au besoin à la pensée et à la logique grecques pour préserver l'unité politique et religieuse islamique contre ces agressions. Voilà donc ce qui explique l'engouement d'un calife comme Al-Mamoun pour la traduction d'un grand nombre d'oeuvres philosophiques grecques. Cependant, l'habitude était répandue d'imputer cette initiative du calife Al-Mamoun à son goût très prononcé pour le savoir. En réalité, la traduction des traités de la médecine, tout comme la transposition en arabe de la philosophie d'Aristote, répondait à des besoins pratiques. S'il ne s'agissait que de la passion pour les sciences et du désir d'apprendre, on aurait traduit également les épopées d'Homère et autres tragédies grecques. Or, les Musulmans ne l'ont pas fait parce que ces oeuvres leur semblaient dénuées de toute portée pratique . Abordons à présent les différents apports de la civilisation islamique à l'Occident. - 1) La traduction du patrimoine légué par les musulmans en Sicile : Les Musulmans ont régné pendant presque trois siècles dans ce pays et y ont édifié une civilisation splendide qui a fait l'admiration de tous, y compris des non-musulmans. Après la reconquête de la Sicile, les Européens ont traduit dans leurs langues cet héritage islamique prestigieux qui aura de la sorte joué un rôle considérable dans la Renaissance en Europe. - 2) La transposition du patrimoine islamique andalou : Grâce aux musulmans, l'Andalousie a vu naître sur sa terre une civilisation rayonnante, accompagnée d'un essor scientifique prodigieux. Aussi accueillait-elle les savants européens qui venaient nombreux s'y abreuver du patrimoine islamique qu'ils s'appliqueront à traduire en latin. C'est ainsi que sous le règne d'Abdel-Rahman II, Cordoue a été un centre d'activités intellectuelles d'envergure et de rayonnement des arts. Cet essor continua sous Abdel-Rahman III qui accordait une importance singulière aux sciences et à la littérature. Il s'intensifia à l'avènement de son fils Al-Hakam II qui, féru du savoir, dépêchait ses émissaires dans les différentes contrées du monde islamique dans le but d'acheter ou de copier les livres qui s'y trouvaient. Il parvint ainsi à créer une bibliothèque riche d'environ 400.000 ouvrages. La reconquête par les Chrétiens des cités rayonnantes naguère musulmanes telles que Cordoue, Grenade et autres n'a pas entamé le progrès des lettres et des sciences islamiques qui continuaient à prospérer grâce aux efforts continus de traduction et de production originale. - 3) Les croisades : Certains historiens considéraient les croisades menées contre l'Orient musulman pendant deux siècles dans le but de la reconquête de la Terre sainte comme un facteur prédéterminant dans la Renaissance de l'Europe. Les croisés chrétiens de retour en Occident ont, en effet,, emporté avec eux les acquis des industries et des arts islamiques. Les apports islamiques ont eu ainsi des influences considérables sur la chrétienté qui se sont manifestés, selon certains chercheurs, dans les quatre domaines suivants : - a) Le pouvoir pontifical : en 1100, une autorité temporelle s'est substituée, à Jérusalem, au régime théocratique dont rêvait le Pape. - b) Le secteur économique : sous l'impact des croisades, ce secteur a vu l'apparition, dans tous les territoires, de nouvelles taxes sur les biens privés et le rétrécissement des terres dévolues aux aristocrates. - c) Relations extérieures : les «guerres saintes» se sont également répercutées sur les rapports entre les Etats et sur le système qui prévalait en Europe, en ce sens qu'elles ont entamé le pouvoir ecclésiastique et mis en place une nouvelle alliance au sein de ce continent. - d) Relations euro-asiatiques : ces guerres ont institué de nouveaux rapports entre l'Asie et l'Europe en faisant naître le goût de l'exploration et de la recherche du savoir. De ce qui précède, il ressort donc que pendant cette période de l'histoire, les Européens ont pu tirer le meilleur parti de leur contact avec une civilisation islamique autrement plus avancée que la leur, ce qui favorisera la renaissance moderne. Mais, de la civilisation islamique, l'Occident n'a retenu que ce qui est d'une portée universelle, rejetant, ce faisant, toutes les particularités foncièrement islamiques, autrement dit la quintessence même de l'islam. C'est ainsi que les Occidentaux se sont appliqués avec ardeur à recueillir le patrimoine scientifique islamique, notamment les sciences physiques, l'urbanisme, la médecine, la pharmacie, les règles d'hygiène individuelle et collective, l'agronomie, la botanique, la zoologie, l'artisanat, le commerce, les transports, l'art militaire, la géologie, la minéralogie, l'optique, la chimie, l'astronomie, l'algèbre, la géométrie, l'arithmétique, la géographie, les voyages d'exploration, la navigation, les sciences maritimes... Voilà donc comment l'Occident a pu récupérer, grâce aux musulmans qui en avaient assuré la transmission, l'héritage de ses ancêtres grecs, des Perses et des indiens, en sus des apports islamiques de portée universelle. Mais, d'un autre côté, il n'a pas su s'inspirer de l'esprit proprement islamique. Ainsi, pendant la Renaissance, les courants de pensée européens ont unanimement fait l'impasse sur des particularités aussi fondamentales en islam que l'unicité absolue de Dieu, le principe du juste milieu et autres articles de foi. En évinçant toutes ces spécificités spirituelles de l'islam, l'Occident s'est enfermé irrémédiablement dans les ornières du matérialisme. A ce sujet, il y a lieu de faire les remarques suivantes : - l'Islam a concilié la sagesse et la loi canonique (charia) alors que l'Occident établit des frontières étanches entre la raison et la foi, le temporel et le religieux, la science profane et la spiritualité - la civilisation islamique, elle, a instauré des rapports entre le gouvernant et les gouvernés et entre l'ordre religieux et l'ordre politique, rejetant de la sorte la laïcité de rigueur en Occident - l'Islam a créé une heureuse harmonie entre l'individu et la communauté, tranchant là aussi avec l'Occident libéral qui privilégie démesurément l'individu - la civilisation islamique assigne aux actes une finalité suprême et subordonne les moyens à la morale. L'Occident, à l'inverse, fait prévaloir la recherche du plaisir et de la satisfaction immédiate, ce qui explique que ses agissements et sa politique restent dominés par le machiavélisme, cet art qui consiste «à gouverner efficacement sans préoccupation morale quant aux moyens». (A suivre) Dr Ahmed Abderrahim