La rencontre avec les nouvelles sciences humaines et la découverte des approches historiques, sociologiques, linguistiques, psychanalytiques, anthropologiques, etc., n'ont pas laissé indifférente la pensée musulmane. Depuis quelque deux siècles, les penseurs musulmans, ou de culture islamique, sont tiraillés entre deux attitudes : - l'hostilité à l'égard de ces sciences, de «l'Occident matérialiste» qui «veut tout soumettre à son hégémonie» - et la volonté d'intégrer les données et les méthodes de ces disciplines sans lesquelles la culture des sociétés musulmanes restera dans une posture qui tourne le dos à l'histoire. En cette année 2010, quatre grands penseurs du monde musulmans qui ont plaidé pour un maximum d'ouverture sur les apports des sciences humaines et sociales nous ont quittés : l'Egyptien Nasr Hamid Abou Zayd, le Marocain Mohammad Âbid Al-Jâbirî, le Koweïtien Ahmad al-Baghdadi et le Franco-Algérien Mohamed Arkoun. J'ai eu la chance de connaître et de collaborer directement avec deux d'entre eux : Nasr Hâmid Abou Zayd, qui était un très cher ami avec lequel j'ai participé à plusieurs rencontres internationales et animé des débats publics en Egypte, en France, au Maroc et en Syrie, et Mohamed Arkoun que j'ai connu d'abord comme professeur à l'Université de Lyon lorsque je venais d'y rentrer comme étudiant en 1970, puis comme collègue et ami avec qui j'ai participé à plusieurs manifestations scientifiques en France, en Tunisie et au Maroc, et dont les travaux ont largement participé à ma formation dans le domaine des études concernant les faits islamiques. Je retiens de ces cours et de ces nombreux écrits son appel incessant à la prise en compte «des interrogations et des curiosités sans cesse renouvelées des sciences de l'homme et de la société». Il a toujours cherché à intégrer les apports les plus novateurs de ces sciences, non seulement à l'étude de la culture profane des sociétés musulmanes, mais aussi, et surtout, aux travaux consacrés à la religion dont il disait qu'elle était «totalement abandonnée à ses manipulateurs, aux gestionnaires du sacré et à ses innombrables consommateurs.» La démarche de Mohamed Arkoun prenait à contre-pied aussi bien l'esprit apologétique qui a toujours dominé le discours que la plupart des musulmans ont sur leur culture, et en particulier sur la religion, que ce qu'il appelle l'islamologie classique dont il conteste l'approche «descriptiviste» sacrifiant «l'analyse critique des discours» au «souci de transposer en langues européennes les idées et les systèmes développés par les auteurs musulmans». Il reproche aux uns et aux autres leur parti pris privilégiant «l'implacable solidarité entre l'Etat, l'écriture, la culture savante et la religion officielle» aux dépens de la prise en compte des faits religieux dans leur complexité et leur diversité. Il va sans dire qu'une telle démarche n'était pas pour lui attirer la sympathie de tout le monde. Si du côté des orientalistes et des «maîtres» de «l'islamologie classique» les réserves et les critiques sont restées dans les limites de la controverse scientifique, avec des procès d'intention plus ou moins voilés, il n'en est pas de même du côté de la plupart de ces contradicteurs musulmans. En effet, l'entreprise de Mohamed Arkoun et son intention affichée d'entreprendre une oeuvre de «déconstruction», de «démythologisation» et de «démystification» de tout ce qui a été sacralisé depuis des siècles afin qu'il soit imposé comme le cadre infranchissable et exclusif du savoir, de la pensée et de la conduite des musulmans ne sont pas du goût de tout le monde. Accepter une telle démarche implique des ruptures traumatisantes pour des consciences encore engourdies par une longue nuit de décadence qui n'en finit pas de finir. En effet, les réformes et les révolutions entreprises depuis bientôt deux siècles n'ont pas réussi à dissiper définitivement les ténèbres de cette nuit. Chaque fois que les musulmans croient en être sortis, de nouveaux développements viennent les y replonger. Le spectacle qu'offrent aujourd'hui les sociétés musulmanes après les lueurs éphémères des indépendances, des constructions nationales, montre l'importance des obstacles qui continuent à entraver les efforts du monde musulman pour sortir de son «ancien régime». L'entreprise de Mohamed Arkoun, dans ce contexte, prend les dimensions d'une subversion insupportable. Elle l'exposait aux foudres des «gardiens des orthodoxies», des anciens et des nouveaux «barbus» et/ou «enturbannés». L'interdiction de la plupart de ces livres traduits en arabe par les autorités d'Al-Azhar montre à quel point sa démarche gêne «l'ordre établi» dans le carcan duquel on cherche, par tous les moyens, à maintenir la pensée et les sociétés musulmanes. Ces autorités semblent vouloir rivaliser avec les courants islamistes les plus intégristes... sur le terrain de l'inquisition ! Ceux-ci l'ont déjà condamné et l'un de leurs ténors, M. Ghazali, est allé jusqu'à lui interdire de prendre la parole dans son propre pays, l'Algérie, exigeant de lui qu'il prononce d'abord, devant «sa majesté», la profession de foi qui lui permettrait, peut-être, de réintégrer la «communauté» ! Mais les «manipulateurs du sacré», que sont les «gardiens des orthodoxies» et les islamistes, ne sont pas les seuls, dans le monde musulman, à s'inquiéter des effets d'une démarche comme celle de Mohamed Arkoun. Les «politiques» et les «idéologues» populistes qui cherchent dans le sacré un moyen de combler leur «déficit de légitimité» sont, eux aussi, très méfiants à l'égard d'une démarche dont l'un des objectifs déclaré est précisément la désacralisation de l'idéologie et du politique. L'objet de cet hommage est de montrer l'apport de Mohamed Arkoun dans le domaine de l'étude des faits religieux. En privilégiant cet aspect de son oeuvre, je ne m'éloigne pas du champ central de son entreprise qu'il justifie en ces termes : «Dans la mesure où les religions ont joué un rôle prépondérant dans le développement et le contrôle épistémologique des cultures, il est inévitable qu'elles soient particulièrement visées par l'enquête dé-constructive» qui est au coeur de sa recherche. Pour aborder cette question, je partirai de l'analyse des catégories et des concepts à l'aide desquels Mohamed Arkoun aborde les faits islamiques et, par delà, les faits religieux d'une façon générale. Mais, pour tenir compte d'un reproche que Mohamed Arkoun adresse aux études concernant les réalités et la pensée musulmanes, cette approche ne sera pas «descriptiviste». Il s'agira d'une analyse critique de ces catégories et de l'usage que Mohamed Arkoun en fait. Mon souci est d'éviter que l'hommage, que ce penseur mérite amplement, ne tourne à une sorte de vénération aux antipodes de l'esprit qui a toujours inspiré sa démarche. Ce genre d'hommage, me semble-t-il, serait une insulte à la mémoire d'un esprit qui se voulait fondateur et qui s'est toujours efforcé de «quitter les voies familières, trop longtemps suivies, pour dire autre chose et non plus la même chose autrement». Mohamed Arkoun déplorait les confusions engendrées par l'utilisation du «terme islam et de ses dérivés (islamique, musulman) dans des expressions aussi diverses que monde, Etat, pays islamique (ou musulman), pensée, théologie, philosophie, droit, art musulman...». Dans le même sens, il s'élève contre «les arbitraires, les confusions et les amalgames qu'entraîne la désignation par un même vocable, l'islam, de réalités massives et extrêmement différenciées». Il attirait l'attention sur «l'inadéquation de ce terme (islam) pour désigner des transformations historiques, des pratiques politiques, économiques, culturelles non seulement séculières, mais empruntées à l'Occident capitaliste et libéral». Pour lui, «ce laxisme, générateur de confusions, est le signe d'un retard affligeant de la discipline pratiquée sous le nom d'islamologie». Ce qui était plus grave à ses yeux, c'est que cette confusion n'est pas seulement le fait de «l'islamologie», mais aussi et avant tout des musulmans eux-mêmes. Depuis des siècles, sous l'effet de l'ignorance et de l'instrumentalisation de la religion pour en faire un moyen de légitimation de toute prise de position sur n'importe quel problème, de toute pratique dans quelque domaine que ce soit, on a assisté à une extension du champ du sacré au point qu'on en est venu à accoler le qualificatif islamique (ou musulman) à des objets matériels autant qu'à la pensée, l'art, les techniques, la connaissance, la morale, la loi, l'organisation politique, la manière d'agir, de penser et de se comporter, individuellement et collectivement, dans toute situation, dans la vie privée comme dans la vie publique. Pour imposer n'importe quoi, pour faire admettre n'importe quel point de vue sur n'importe quelle question, on n'a qu'à l'affubler du qualificatif «islamique». On est dans cette dérive jusqu'à parler, aujourd'hui, d'habits, de foulards, de «management», de médecine... islamiques ! On peut se demander jusqu'où le ridicule sera poussé ; mais y a-t-il une limite aux rêves totalitaires de ceux pour qui la religion n'est qu'un moyen, parmi d'autres, pour rendre le monde conforme à leur «projet» ? (A suivre)