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Il était une fois à Sedrata Kateb Yacine Ben Mohamed
Evocation
Publié dans La Nouvelle République le 11 - 11 - 2010

Pour les cousins sédratiens de Yacine, c'est Sfahli et c'est la véritable appellation. Mon grand-père connaissait parfaitement bien Si Ahmed Loughzali Kateb, mort en 1943 et grand-père maternel de Yacine. A Sfahli, nous partageons jusqu'à ce jour le versant sud -est de Kef Sayeh, la grande montagne qui porte le nom d'un ancêtre des Keblout. Les Kebaltiya sont une tribu maraboutiste originaire des régions berbérophones de Ghmat au Maroc, pas loin de Marrakech.
Cela m'emmène à dire qu'il y a beaucoup de noms et de lieux dans la vie et dans le parcours militant de Kateb Yacine Ben Mohamed. Le fils de Sedrata est, en vérité, né le 6 août 1929 à Constantine. A sa naissance, son père Mohamed passait son service militaire et c'est son grand-père maternel Mohamed Loughzali qui assumait les charges de Bach Adel au niveau de Zighoud Youcef ( ex-Condé -Smendou), à 22 km au nord de Constantine en allant vers Skikda , qui l'eut inscrit comme naissant le 26 août et le porta sur le registre d'état civil de ce village. Enfant, Yacine venait souvent à Sedrata chez ses cousins maternels car Mohamed Loughzali y avait tenu domicile dans les années 1930. Sedrata représentait le point d'attache de la petite famille qui ne cesse de déménager en raison des mutations fréquentes de son père Mohamed, un oukil judiciaire. Alors qu'il était enfant, à Sedrata, Yacine fut admis à l'école arabe pour apprendre le coran, une tradition ancestrale des Kebaltiya. Cela se passait dans une période marquée par la maladie puis le décès de son unique petit frère Belghith, du nom du saint de Sedrata, plongeant sa mère Yasmina dans un chagrin irréversible. A l'âge de 14 ans, alors que l'écrivain et sa famille habitaient Bougaâ (Sétif), une autre malédiction frappa durement Yasmina, la mère, qui perdit à son tour le père, ses deux frères et une soeur (1943). Le malheur ne s'arrêta pas puisqu'un autre oncle paternel de Yacine et sa femme furent fusillés lors des événements de 1945 à Guelma. Le coup était très dur pour le jeune Keblouti, arrêté à Sétif le 9 mai 1945 et évitant de justesse une liquidation certaine. En 1950, Si Mohamed Kateb meurt. Yacine, qui disait que j'étais une puce devant mon père le paysan, n'avait que 21 ans et dut prendre en charge ses deux soeurs . Tout le long de son parcours, l'écrivain était aussi très attaché à la terre ancestrale des Kebaltiya, le douar Sfahli situé à 32 km à l'est de Guelma et à 40 km au nord de Sedrata, mais s'intéressait aussi aux événements de 1864 où la tribu fut pratiquement décimée par les colons français à cause du meurtre d'une roumia et de son compagnon, un cantonnier de son état. Il faut souligner que l'acte de naissance du père de Kateb Yacine se trouve à Souk Ahras, comme pour le cas du père de Mustapha Kateb, son cousin, né en 1920 à Souk Ahras. Pourquoi Les Kateb sont à Souk Ahras ? C'est simple. Suite à l'exécution des chefs de la tribu des Kebaltiya à l'époque de leur ancêtre Sayeh en 1864 pour un meurtre qu'ils n'avaient pas commis, l'administration coloniale eut du reconnaître leur innocence. Des terres en guise de compensation leur ont été offertes à Benouir, dans la commune de Henancha, à 15 km de Souk Ahras.
Claude Lien, le grand ami
Yacine est mort le samedi 28 octobre 1989 à Grenoble (France) là où habite le docteur Jean Claude Lien et sa femme Akila Amrouche. Leur connaissance avec le poète s'est faite à Sedrata car Claude ou etbib boulahya (le médecin barbu), comme disent les gens, était le médecin du village dans les années 1960. Aujourd'hui, la ville se targue d'avoir un grand héritage culturel car la particularité qui la caractérise, à savoir une masse d'acteurs politiques, artistiques et journalistiques, ne correspond nullement à la taille de sa petite communauté urbaine. Sedrata est en principe un nom berbère des Rostomides. Il se rattache à la confédération des tribus Sedrata (Arch Sedrata), des notables venus du sud du pays qui partagèrent la plaine avec deux autres tribus, Beni Oujana et Ouled Bouafia. Quant à la ville, elle est de création française (le 21 décembre 1880). A l'époque turque, sous le règne de Salah Bey (1771-182), elle était sortie de l'ombre grâce à la légende de Sidi M'hamed El-Ghrab, l'homme qui, jeté par le Kef Chkara par les soldats du bey, s'est transformé en volatile. Forgeron, El-Ghrab descend des Haddadi du Mechta Gourzi, douar Meida. Achille Robert, dans un livre en 1900, parle avec passion de la légende dont Sidi M'hamed fut le héros et qui lui valut le surnom d'El-Ghrab (le corbeau).
Mais cette partie de l'Est algérien tire humblement son dynamisme patriotique de feu Saïd Azouaou, une référence ayant marqué le mouvement national auquel Yacine avait tant de respect.
Elle trace son trajet dans ses combattants comme le commandant Slimane Ouameur ou dans ses intellectuels comme Si Abdelhamid Lahlou, natif de Tahir (Jijel) et l'un des premiers pharmaciens algériens avec le prédisent Ferhat Abbas, natif lui aussi de Tahir. Elle puise son énergie du dramaturge Slimane Ben Aïssa avant le déménagement de la famille à Guelma, du journaliste Mohamed Maarfia et ses écritures et encore de l'étudiant-martyr Zemzoum Abdelaziz. Bien que la majorité des acteurs était d'expression française, la venue de Tahar Ouettar avec des écrits en arabe avait donné à la ville une autre dimension culturelle, bien sûr jusqu'au fâcheux commentaire sur Tahar Djaout en 1993. Faut-il aussi préciser que Sedrata est une ville de l'Est algérien mais elle était imputable politiquement sur le compte du président Ahmed Ben Bella.
Le 19 juin 1965, alors que Yacine rendait visite à sa soeur Fadela bent Yasmina, l'électricité fut coupée à Sedrata. Yacine, accroché à la radio, devint enragé quand il a su que Tahar Zbiri, lui aussi de la région de Sedrata (Ouled Itzhakde Aïn Snab), était chargé de déloger Ben Bella pour le compte de Boumediene. Le même Zbiri dut recourir à l'affrontement en 1967 avec Boumediene pour le déloger. Mais ce fut un éÒchec. Yacine aime traiter Boumediene d'arriviste : «Ja man tali qual a mali.» Il est venu de la dernière rangée pour réclamer lui aussi le butin. Boumediene n'a jamais pu emprisonner Yacine, cet ennemi déclaré de l'arabo-orientalisme. En arrivant à Sedrata voir sa soeur, il venait de rentrer de France pour rencontrer Ben Bella sur la demande de ce dernier. Paradoxal comme cela a pu l'être , ce centre urbain est devenu l'unique ville de l'Algérie dont quatre de ses enfants siégèrent dans le Conseil de la révolution — tenez-vous bien — de Boumediene en 1965 : Abdallah Belhouchet, Tahar Zbiri, Saïd Abid et Salah Soufi, né Bendidi. Deux ans après, ce fut la mort mystérieuse du colonel Abid Saïd et en 1975, c'est un accident étrange qui coûta la vie à Salah Soufi.
A l'époque coloniale, la commune mixte a vu la naissance de Roth Roger, maire de Skikda et membre du gouvernement de Fares Abderahmane. Sedrata se rattache aussi à trois grands propriétaires fonciers de l'Est, la zaouïa Tijania, la famille Azzag et les Haj Hamou, des exilés de Meliana. Pour bien marquer son héritage historique et culturel, Yacine prit en 1975 une célèbre photo près d'un claveau romain portant l'inscription latine EVNVCV, c'est-à-dire l'Eunuque, une pièce de théâtre qui s'est jouée dans ce coin il y a plus 1.900 ans.
L'auteur de la pièce est Térence l'Africain (Publius Terentius) mort à Carthage en 159 avant Jésus-Christ. C'est lui qui disait : «Je suis homme et tout ce qui est homme ne m'est pas étranger.» Elle aime rappeler à ceux qui ne la connaissent pas que ses régions ont connu l'homme au temps du néolithique inférieur comme en témoignent les gravures rupestres des Grottes du lion (Kef Messaouer). Au temps des Romains, cette plaine et son cadre montagneux marquaient le début du territoire de la puissante tribu du Misullames ou Misulamus à laquelle appartenait le guerrier Takfarinas, le général qui assiégea la cité romaine de Khemissa. Yacine aimait répéter en latin : Tacfarinas auget vires positisque castris thubuscum oppidum circumsidet (Tacfarinas recommenca la guerre et vint assiéger le fort Thubuscum). Il y a 2.000 ans qui nous sépare de cette guerre. Je me rappelle d'un incident qui lui était arrivé à Guelma .
Un P/APC ignorant, pirate de l'huile de table au temps du parti unique, l'avait agressé violemment. Ce fut un choc : Yacine giflé ! On croirait pas nos oreilles ! Des volontaires venus de partout étaient prêts à aller régler le compte à l'agresseur, mais Yacine ne voulait pas, il n'avait même pas déposé plainte. En 1985, je vis Yacine à Constantine pour la dernière fois. Il aurait trouvé dans ce jeune que je fus la combinaison de Sfahli et de Sedrata.
(Suite et fin)


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