Il est l'un des amis de Kateb Yacine, qui sont nombreux à Aïn Ghrour ou Hammam N'bail, situées à une trentaine de kilomètres au sud-est de Guelma. Avant d'être son ami, il est d'abord son cousin puisque sa mère est une Kateb. Il, c'est Mohamed Menasria dit El Hammami, et pour d'autres, dont Kateb Yacine, El Hammami l'Indochine. Le connaissant, on ne peut que s'attacher à lui, comme Kateb Yacine. El Hammami, même à plus de 70 ans, est un homme haut en couleur, toujours bon vivant, ayant l'humour au bout des lèvres. Ammi El Hammami, avouez que Kateb Yacine vous manque ? Enormément. Nous aurions aimé, quand il était vivant, faire de belles choses pour lui et même maintenant pour sa mémoire. Malheureusement, nous sommes faibles, les gens de la campagne étaient pauvres, et le sont toujours. Nous connaissions sa valeur, mais, Allah Ghaleb, nous lui offrions ce que nous avions. Comme moi, à l'époque, j'avais une maison, je l'emmenais chez moi, je lui offrais le gîte et le couvert, enfin je m'occupais de lui. Jadis, nous n'avions que des gourbis, des habitats précaires, et lui, n'étant pas exigeant, s'y accommodait, s'adaptait à tout... Il était cool, facile à vivre... Voulez-vous nous en parler encore ? Nous nous connaissions depuis 1964, et, presque chaque mois, il venait ici, il me contactait, venait chez moi, parce que c'était moi qui l'avais connu en premier. Au début des années 1970, il s'était installé pour quelque temps dans le village d'El Fedjoudj, dans un logement attribué par le wali d'alors (un logement dans une école). Un jour, on lui avait volé la machine à écrire et des documents, des manuscrits. Mais les voisins se sont démenés pour trouver les voleurs et on lui avait tout restitué. Je restais avec lui, et un autre bonhomme de sa connaissance, on prenait du bon temps durant la nuit. Pendant le jour, il faisait du sport, précisément du vélo, parce qu'il souffrait de rhumatisme aux genoux. Il venait à Hammam N'bail, puis s'en retournait à Alger, parfois je l'y accompagnais. A un moment donné, il montait une pièce théâtrale avec la troupe l'Action culturelle des travailleurs, j'allais le trouver, je crois me souvenir, au boulevard Colonel Lotfi. Puis, il y a eu un problème ! (Il s'agirait peut-être de la levée de boucliers suscitée par certains lors de la présentation de sa pièce Mohamed, prends ta valise, Ndlr). Je suis revenu à Hammam N'bail. Un jour, il y est venu, et il comptait m'emmener avec lui au Vietnam, parce que j'y étais. A chacune de notre rencontre, je lui racontais beaucoup de choses de ce que j'avais vécu là-bas pendant deux années. Je lui disais comment « poussés par nos officiers, nous marchions sur nos morts » (il dira cette expression en français, Ndlr). Je lui parlais de mes aventures et de mes folies de jeunesse. La France, en ramenant ses soldats étrangers à leurs pénates, nous a fait profiter alors d'un long voyage, la Malaisie, l'Indonésie, Ceylan, Calcutta, la mer Rouge, Port-Saïd (Egypte), Oran. A notre arrivée, on nous (les Algériens) a enlevé les armes. Là-bas, au Vietnam, j'achetais des journaux, et c'était un pharmacien vietnamien qui me les lisait et m'expliquait ce qui se passait en Algérie. Il y avait un capitaine, un proche parent du nom de Cadi et son neveu, soldat avec nous. Il nous disait souvent : « Quand nous partirons pour l'Algérie, nous retournerons tous à Aïn Ghrour. » Kateb Yacine voulait m'emmener avec lui au Vietnam, car, me disait-il, il préparait une suite à L'homme aux sandales de caoutchouc. Que faisiez-vous à Hammam N'bail, à Aïn Ghrour... ? A Hammam N'bail, nous allions au café, au marché. Un jour, il est allé dans un magasin, il y a acheté 2 ou 3 cigarettes et un demi-litre de pétrole, me disant : « Ecoute, nous sommes dans le pays du pétrole, dans un pays riche, mais nous achetons deux ou trois cigarettes et un demi-litre de pétrole. » Un autre jour, il m'a lancé le défi de manger deux poulets, j'étais étonné, me disant qu'il devait avoir vraiment faim, et voilà-t-il qu'il achète deux œufs à la coque et les gobe. Un autre jour, parlant à un responsable local, il lui a dit, nous montrant du doigt : « Rien n'a changé ici, je les ai laissés assis à l'ombre de cet arbre, je les retrouve dans cette même position. » A Guelma, c'est chez Mohamed Essalhi dit Ennakib, un autre membre de la famille Kéblout, que nous restions. Un jour, alors que nous étions à Khemissa, nous nous sommes mis à faire le désherbage tout autour des ruines romaines, à sa demande. Nous allions à Khemissa et Sédrata, parce que beaucoup de ses proches parents y résidaient et y résident encore. A Aïn Ghrour aussi... A Aïn Ghrour, c'est Kef Sayeh qui attirait irrésistiblement Kateb Yacine, d'où la vue panoramique s'étend jusqu'à Annaba. Le calme et la sérénité des lieux lui plaisaient. Nous y passions la nuit, à la lumière des bougies, que nous achetions à Hammam N'bail. Quand il écrivait, moi, je me taisais, je me faisais tout petit. Parfois, je lui racontais des histoires, l'histoire des deux monts qui se querellaient à coups de pierre, une légende qu'aimaient répéter nos parents, qui la tenaient de leurs parents... Je lui montrais les terres de Beni Kéblout, leurs délimitations, le cimetière, le mausolée... Je lui racontais l'histoire des Beni Kéblout, en compagnie des grandes personnes, qui étaient là corrigeant certaines dates ou noms de lieux. Kateb Yacine connaissait les quatorze noms des familles composant la tribu de Beni Kéblout. Il y en a d'autres qui y sont entrées par le biais des liens du mariage. Je lui parlais des grottes de Sefiate El Bagrate, ces grottes creusées par nos ancêtres au flanc est de la chaîne de pics rocheux, une grotte pour les gardes, une autre, celle au milieu, pour les femmes et une autre pour les hommes. Elles ont été utilisées dans les moments difficiles par les hommes de la tribu, et même pendant la guerre de Libération nationale. Quand l'avez-vous rencontrer pour la dernière fois ? La dernière fois que je l'ai rencontré, c'était en 1984 ou 1985, il est revenu à Aïn Ghrour en compagnie d'un groupe de trois Français, dont un Corse, venus faire un reportage sur lui et sur la région. Avant de connaître Kateb Yacine, quand il était tout enfant, nous, au douar, entendions dire seulement que ses parents étaient tantôt à Guelma, tantôt à Constantine, tantôt à Sétif... On parlait de Si Belkacem, l'oncle de Yacine, qui était à Guelma. Son grand-père maternel, Ahmed El Ghazali, je le connaissais, sa tante Nouna aussi qui était à Souk Ahras...Que Dieu ait leur âme !