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Le mois des larmes et du testament (II)
Mai 1945
Publié dans La Nouvelle République le 17 - 05 - 2010


Acte 4 : la réunion
Pour comprendre réellement la tragédie du 8 Mai 1945, il faut bien la lire en quatre volets forts essentiels. Tout d'abord, avant cette journée fatidique, on peut parler du volet de la préparation de la contestation pacifique qui débuta vraisemblablement en mars 1945. Le deuxième volet concerne la manifestation et la répression meurtrière qui s'ensuivit, le troisième, le soulèvement des Algériens suite à la tuerie du 8 Mai et, enfin, le dernier volet, à savoir l'holocauste final.
Il est impératif de signaler qu'il n'y a eu jamais dans les plans de la protestation pacifique un recours à la violence, même si à Guelma, certaines personnes se réclamant d'une nouvelle formation politique versaient depuis le 5 mai dans la provocation en proférant des menaces en direction de la population «blanche». Pour étayer mes dires quant aux bonnes intentions des nationalistes algériens, je me réfère ici à une très grande réunion tenue un certain jour du mois d'avril 1945 à Douar Sfahli (23 km au sud-est de Guelma) regroupant une majorité de membres de Djemaât Essafia. Mon père, âgé de 15 ans à l'époque, y participa. Il avait décidé, dès 1943, de tenir garnison à la campagne où habitaient ses parents, quittant momentanément Sedrata (45 km plus au sud de Sfahli). Dans cette ville, la vie devint dure et une pauvreté galopante s'amplifiait. L'école qu'il fréquentait depuis 1936 à Sedrata, alors qu'il vivait chez son oncle maternel, s'est transformée en un vaste camp militaire qui servait de lieu d'accueil, dès juin 1943, des soldats américains dépendant du 319e escadron de bombardiers, affectés auparavant de Trieste (Italie) vers l'aérodrome de la ville. Ce jour de la fin d'avril 1945, le crieur du douar convoqua tout le monde à l'occasion de la visite d'un certain Al-Harkati, un militant clandestin du PPA (interdit), venu spécialement à la commune mixte de la Safia, dont dépendait Sfahli, pour dire des choses tout à fait nouvelles. Un conseil siégea et l'orateur expliqua à l'assistance l'objectif de sa tournée : «Le 8 mai, nous manifesterons à Guelma pour demander la libération de Messali Hadj.» Ce sera une grande manifestation d'autant plus que la rahba (marché aux bestiaux, NDLR) sera pleine puisque cela coïncide avec le jour du marché hebdomadaire de Guelma. Al-Harkati compta avec insistance sur la présence des paysans. Ensuite, dans une règle d'autorité et de sérieux, il indiquera aux présents que la parole est donnée aux plus expérimentés et celui qui veut faire une déclaration doit se lever. La préséance n'était pas un droit strict mais les vieillards parlaient toujours en premier. Mon grand-père, âgé de 48 ans à l'époque, qui avait servi, malgré lui, à Lyon de 1914 à 1918 durant la Première Guerre mondiale, demanda à exposer ses idées du moment que l'on pût porter à son crédit quelques actions d'éclat et une bonne éloquence. Les questions tournèrent autour des slogans et des chants car les banderoles et les drapeaux étaient du ressort des militants habitant la ville de Guelma. Bien qu'il était ravi d'entendre un discours contre la France raciste avec laquelle il avait déjà un conflit historique, mon grand-père dévoila dans son intervention, qui n'a pas eu d'adhésion, sa préférence insurrectionnelle, voire armée. Il a tout le temps gardé en mémoire sa déportation à Barika en 1899 avec sa famille, alors qu'il n'avait que deux ans, une déportation décidée à cause de l'assassinat du caïd de Ben Smih (ex-Lapaine). Bien qu'une manifestation à Guelma ne lui paraissait pas suffisante, ce jour il était très content de voir Al-Harkati et à travers lui le PPA et le nationalisme algérien. A signaler que Messali Hadj a été déporté le 23 avril 1945 au Congo. Mon grand-père croyait énormément au PPA ; il aimait ce parti qui lui avait délivré en 1938 un acte de mariage rédigé en arabe. Quel document majestueux gardé avec tant de soins ! Bref, Al-Harkati était aussi content de rencontrer mon grand-père et suggéra que ce jeune de 15 ans, à savoir mon père, ne participe pas à la manifestation. Les ténors de la Djemaât Essafia exposèrent tour à tour leur point de vue et interrompre les réponses d'Al-Harkati n'était pas de mise. En plus, personne n'avait le droit de quitter les lieux avant la fin des débats. Le petit meeting s'acheva sur une phrase prononcée par le militant aguerri : «Je vous dis, mes chers frères, qu'après le 8 mai, nous serons une doula (Etat, NDLR), nous gérerons nos propres affaires nous-mêmes et França trouh definitif .» L' assistance resta quelque peu stupéfaite devant de telles assurances, mais on essayait, chacun selon son imagination, de deviner de quelle Algérie il s'agira lorsque les Rouama partiront. La réponse nous a été donnée en 1962.
Acte 5 : poème au douar Sfahli écrit par Kateb Yacine
Jeune filles de ma tribu
Votre silence me poursuit
Et le deuil ajoute au silence
Et l'exil ajoute à la mort
Et vos pleurs
Rancunières campagnes
Des brûlées vifs de Millesimo
Vos larmes
Comme les brûlures du fouet
Eveillent le galérien
Au souvenir de sa prison natale
Mais ce soir
Veuves et orphelins de ma tribu
Ce soir à Saïgon
Les agresseurs chercheront en vain des armes
Ce soir au bord du fleuve rouge
D'autres jeunes filles vous évoquent
Protégées de la mitraille
Grâce aux dockers d'Algérie
Grâce à la chair
de vos charniers
Vous dont les larmes
ont l'amertume
Du sang des peuples
poignardés
Solitaires jeunes filles
De ma tribu décimée
Acte 6 : Guelma-sud,
Guelma-sud-est
Je ne peux répéter ce qui a été si bien dit par d'autres, surtout ce qui s'est passé cet après-midi du mardi 8 mai 1945, jour du marché hebdomadaire à l'intérieur de la ville de Guelma, une communauté urbaine de 16 000 habitants, dont 4 500 étaient des indus occupants. Six cousins périrent près de l'actuel Onama, mais Sfahli, c'est-à-dire une partie de la commune mixte d'Essafia, perdit subitement la trace de quelque 300 personnes parties tôt le matin au souk de Guelma. Mais voilà que la journée tendit à s'achever et aucun retour ne fut signalé. Commence alors la grande inquiétude et, dans chaque douar de ces régions montagneuses du sud-est de Guelma, régna une profonde désolation. Dans certains foyers, les femmes pleuraient déjà les disparus car des bribes d'informations évoquaient déjà le pire.
Elles se tailladaient le visage et le corps pour en voir couler le sang. Le visage sombre des hommes reflétait un chagrin insurmontable. On resta sans nouvelles et on les guetta. Des Algériens venant de Khenchela, de Tébessa, de Constantine, d'Annaba de Sedrata et de Souk Ahras et qui se trouvèrent à Guelma à l'occasion du marché hebdomadaire, prirent aussi le chemin de la mort ou de la disparition. La journée du 8 Mai était celle d'André Achiary, le sous-préfet assassin qui faisait réellement la loi. Peu de personnes ont pu fuir la ville de Guelma afin d échapper aux représailles qui redoublèrent d'intensité, surtout la soirée et la nuit. C'était la véritable confusion jusqu'au matin du 9 Mai 1945 où les choses commencèrent à s'éclaircir. On se rendit enfin compte que des paysans pacifistes ont été sauvagement assassinés le 8 Mai de l'après-midi à Guelma. Des centaines d'entre eux furent embarqués vers une prison militaire puis vers une ferme près d'Héliopolis, à l'extérieur de la ville. Le nazisme, qui a vu le jour en Allemagne, aurait dû naître en France, commente-t-on.
La scène commençait à Sfahli tôt le matin de ce 9 mai 1945 où Ghazal S., l'oncle paternel de ma mère, monta au sommet d'une colline dominant le douar pour insulter tout le monde, y compris mon grand-père paternel. Ghazali, affecté par la disparition de son frère, voulait en découdre avec essoubrifi (le sous-préfet). Il traita les habitants de Sfahli de ramassis, de trouillards, les sommant de se préparer au combat et intima l'ordre à ceux qui sont roujala (hommes) de marcher sur Lapaine (Ben Smih) et Guelma. Des voix de contestataires arguèrent le manque de fusils. Mais Ghazali n'hésita pas à vilipender les «peureux» en les sommant de prendre des pioches et des bâtons et d'être prêts à l'attaque. L'appel fait tache d'huile et toutes les tribus de la zone sud-est de Guelma se montrèrent disposées à se joindre à l'offensive. On saura par la suite que des volontaires de Khenchela, de Tébessa, de Sedrata et d'Aïn Beïda avaient roulé pendant toute la nuit sur la CD1, une route montagneuse reliant Sedrata à Guelma, pour se retrouver aux portes de Lapaine (Ben Smih). Les autorités coloniales parlèrent de brigades de choc armées de mitraillettes et venant d'Aïn Beïda et de Sédrata, alors qu'il ne s'agissait que d'un mouvement de foule auquel participèrent des tribus, équipées pour la plupart de fusils ou de machettes. En vérité, toute cette foule n'avait comme arme de combat que deux petites mitraillettes acheminées par des nomades (orbane) venant de Bir El-Ater (Tébessa).
Acte 7 : la poitrine d'un paysan
Avec les doux serpents de Sfahli,
Nedjma chaque automne reparut ? Non sans m'avoir arraché ? Mes larmes et mon khandjar ? Nedjma chaque automne disparut. Et moi, pâle et terrassé ? De la douce ennemie ? A jamais séparé : les silences de mes pères poètes ? Et de ma mère folle ? Les sévères regards ? Les pleurs de mes aïeules amazones ? Ont enfoui dans ma poitrine ? Un cœur de paysan sans terre ou de fauve mal abattue. Bergères taciturnes ? A vos chevilles désormais je veille ? Avec les doux serpents de
Sfahli : mon chant est parvenu ! ? Bergères taciturnes ? Dites qui vous a attristées ? Dites qui vous a poursuivies ? Qui me sépare de Nedjma ?
(Suivra)
Zouaïmia


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