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Quand Alger dort, les chats noirs dansent
Editions Barzakh
Publié dans La Nouvelle République le 15 - 12 - 2010

Grands et petits, gens connus et anonymes éclairés. Pourtant, ce jeune enfant ne savait pas trop au début comment prendre ses repères et marcher sur cette immense autoroute qu'est la vie. Aujourd'hui, dix ans après sa naissance, les éditions [Barzakh] nous invitent à célébrer ce passage vers un autre monde, accompagné d'un parterre généreux de gens de lettres, d'artistes, photographes et autres amoureux de bons mots. Dans une rencontre autour d'un recueil de textes et de photographies qui essaient d'interroger à travers le polar la ville d'Alger sous l'intitulé faussement poétique : Alger, quand la ville dort en présence de Chawki Amari, Habib Ayyoub, Hajar Bali, Kamel Daoud dans l'accueillante librairie Chihab Internationale à Bab El Oued le samedi4 décembre.
Selma Hellal et Sofiane Hadjadj, animateurs infatigables de Barzakh Editions sont arrivés à maintenir à flots un délicat esquif de la culture sous la couveuse affectueuse des amis et amoureux des lettres, des écrivains connus ou pas qui ont édité en son sein et par la force d'une volonté farouche de porter ce livre vers tous, entre auteurs littéraires, chercheurs, urbanistes ou poètes. Aujourd'hui, un prix prestigieux est venu mettre de l'encre sur les machines. La maison d'édition se fait de plus en plus connaître, les auteurs comme Benfodil, Amine Zaoui, Chawki, Amari, Boujedra, Ken Bugul, Mohamed Dib, Maïssa Bey, Ali Malek, Kawther Adimi, Mohamed Arkoun, Selim Bachi… laissent leurs empreintes de scribes brillants sur de délicates pierres en grès qui resteront éternelles. Dans cette fête d'une première décade d'édition, les deux complices ont fait appel à quelques bonnes têtes triées sur le volet dans un délicat équilibre des genres. Entre chroniqueurs terribles que sont Chawki Amari et Kamel Daoud, et écrivains déjantés à l'humour corrosif et au talent acidulé nappé d'ironie subtile, Habib Ayyoub dans ses plus beaux jours, le tout agrémenté d'une sauce piquante au cactus et mescal de la trop mystérieuse Hajar Bali, lovée dans sa timidité désarmante, égérie échappée pour un temps de quelques oasis sahariennes aux secrets d'alcôves, bien trop secrètes pour éviter d'être délicieusement vénéneuses. Et puis Ali Malek, passé maître dans des chroniques plus douces qu'aigres de ces villages revisités à la sauce contemporaine, et dans des notes poétiques, qui coulent sous nos yeux de lecteurs assidus. Enfin, Kaouther Adimi, benjamine fougueuse de cette équipe forcément impossible, faisant plus référence aux personnages de Lost perdu sur une île étrange appelée : Alger que dans une scène mythique «D'asphalt Jungle» de Huston, volé gentiment à William Burnett, auteur de roman noir, avec des chats qui miaulent dans les rues mouillées le soir, dans cette odeur de vomi intenable et ces lumières de lampadaires méchants aux ombres menaçantes.
Les deux provocateurs de cette messe basse littéraire ont voulu, ainsi, partager avec nous cette question du roman noir en Algérie en se disant que seul le polar ou le roman noir pouvaient sans doute évoquer la vérité de cette ville aux immeubles cariés et qui, on le remarque dans ses fontaines disparues, a perdu les eaux depuis les longtemps et reste comme une vieille courtisane, décatie passée maître dans le vol de toutes les fortunes, même les plus éphémères… Le pitch est ainsi fait, Selma et Sofiane, la voient juste comme une «Splendide Alger, triste Alger», la ville fascine autant qu'elle rebute.
L'allusion au fameux film de John Huston, Asphalt jungle (Quand la ville dort) n'est qu'un clin d'œil, prétexte à raconter cette ville, à essayer de la dire, de la décrire, loin des poncifs, des imaginaires éculés et des symboles désincarnés : s'y nouent des drames ordinaires, s'y jouent des scènes cocasses, l'éternelle tragi-comédie de la vie.
Comment rendre compte d'une atmosphère, d'un climat, comment dire l'Alger contemporain, dans sa complexité, son épaisseur ? Telle est l'ambition de ce recueil.
Sept auteurs, deux photographes proposent des univers très différents, éclats de fiction, instantanés où se mêlent le sombre et l'onirique, le brutal et le loufoque.
Provincial, perdu dans la capitale, gardien de parking, gosse de riche oisif, inspecteur de police, chauffeur de taxi, étudiante mélancolique, les personnages que l'on croise vivent à Alger, ils arpentent la ville, s'y ennuient, s'y (dé) battent, s'y amusent -et la racontent...» Toute cette aventure déclinée en huit parts d'un gâteau amer et pourtant savoureux à déguster sur la grisâtre nouvelle de Kamel Daoud, tribulations d'un «taxieur» d'Oran- Alger ; sous le titre étrange et chimérique de La transexuelle Est-Ouest et le Minautore 504 qui laisse un morceau de bitume mouillé au commissaire sémillant de Habib Ayyoub, terriblement hilarant dans sa nouvelle Alger, nombril du mond avec un passage très fort par la jeune Kaouther Adimi aux talents avérés qui se laisse aller à un écrit d'amour ou de désamour pour cette ville, devenue il y a quelques temps verte, blanche et rouge sang… Dans Le sixième œuf, une nouvelle au style concis, précis et terriblement piquant. Entre ironie limpide et folie douce, l'Homme sans aile, le sempiternel insatisfait Chawki Amari, l'écrivain que l'on adore voir nous énerver laisse un tant soi peu d'humanité dans sa nouvelle. Il déclare à l'assemblée cet amour construit hélas sur une dualité ambivalente haine/passion pour une ville qui accueille entre ses seins toute la misère du monde (si l'on considère que ce monde tient ses limites dans le territoire algérien (sic !) et qui se constitue en microcosme interlope, fortement interlope. Chawki creuse cet écart exprès et décrit une atmosphère dérangeante, sans fard, du milieu de tous les salauds et salopes qui existent en parfaite harmonie entre eux, puisque liés par la drogue, l'alcool et le ciment de cette misère apparente. L'homme sans ailes décrit un peu ces jeunes gars un peu perdus sur un rocher impossible, des maisons de passes qui volent de l'espace aux trottoirs et des effluves de vapeurs éthyliques qui font vomir… des phrases écrites sur les nappes en papier.
Hajar Bali, pragmatique dans sa vie professionnelle, maniant les concepts et les sciences exactes lance dans son texte Les chiens errants une abondance d'images scrutatrices de cette ville immense, cette ville immonde. Elle tisse un drame urbain, sur un homme et une femme qui voient doucement leur amour se déliter comme se délitent les souvenirs qui suintaient des murs de cette ville décrite et décryptée dans un très beau texte.
Ali Malek, fidèle à son style, remet les pendules à l'heure sur sa nouvelle La dernière course, la coïncidence avec le taxi de Kamel Daoud nous renvoie directement aux «yellow cabs» prolixes en scenarii new-yorkais, John Huston, d'accord, mais Martin Scorsese aussi… Ali Malek, sur fond d'adultère et de fuites éperdues, déconstruit un acte, en l'occurrence un contrat, et la dérive effrayante qui en découle. Bien écrit, sobre, direct, Ali Malek est bien mûr pour d'autres polars. Plus musical, SAS, Sid-Ahmed Semiane pose des questions à son rétroviseur, il questionne les passes, les alcools tristes, la vie et ponctue ses dires ou ses écrits par une narration qui peut paraître fragmentée, il y a une unité de valeurs, de temps et d'espace pourtant. Les illustrations musicales de Bowie, Jagger ou Sting. Une bonne chose pour Des nuits dans mon rétroviseur qui est savoureux comme un bon beignet chaud, une nuit d'hiver, sur Alger, mouillée par la pluie et les larmes des misérables…
Il est à rappeler aussi le regard tendre, l'arbitrage à dimension humaine, souvent en contre-plongée, à ras de sol, mais constitué de deux regards limpides sur Alger, le portfolio des photos de Nasser Medjkane et de Sid-Ahmed Semiane qui ont eu droit aux mêmes contraintes éditoriales. Finalement Alger quand la ville dort garde ses sens en éveil et clôt ainsi un cycle dédié aux bonnes phrases, il ne nous restera plus qu'à souhaiter bonne route à tous ceux qui marchent la nuit, et que vivent les somnambules amoureux de cette belle ville à la peau d'albâtre et aux veines bleutées qui sont ses rues interlopes et vénéneuses.
Jaoudet Gassouma
Alger, quand la ville dort…, nouvelles et photographies, avec Chawki Amari, Kamel Daoud, SAS, Habib Ayyoub, Hajar Bali, Kaouther Adimi, Ali Malek, Nasser Medjkane. Editions Barzakh, Alger 2010, prix conseillé 600 DA.


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