Qu'est-ce que la harga «intérieure» ? C'est une façon de vivre en tournant le dos au soleil et à soi-même. L'expression tellement triste est celle d'un universitaire. La harga intérieure peut être un tchador, une barbe, une façon de baisser le regard sur ses chaussures dès le matin, un refus de parler, la décision de rester chez soi même lorsqu'on marche dans les rues, un visage réduit à un trait d'union entre deux oreilles, une explication par la cendre, un refus non négociable, un air « d'appel en absence » après chaque tentative de dialogue. La population d'Algériens harraga de l'intérieur est encore plus importante que celle qui a pris la mer, ou que la mer a pris sans vouloir les rendre ou les transporter à bon port. La harga intérieure n'utilise pas la chaloupe et la boussole mais parfois la religion, l'intellect, l'histoire nationale ou les évidences matinales. On se lève un matin et on décide finalement de ne pas le faire, on vit un pays en décidant que c'est la salle d'attente d'un dentiste invisible. Et c'est tout et cela suffit. Le harrag de l'intérieur, celui qui crève de noyade en pleine terre, est reconnaissable par sa psychologie en berne : il refuse de vivre avant la mort et seulement avec la clause de l'éternité dans le paradis, ne parle qu'à Dieu ou à sa propre mère, n'a plus d'échanges avec le monde qu'avec la télévision, ne voyage guère car « la vie est inutile », s'acquitte de sa présence sur terre avec la politesse d'un répondeur automatique et va à son travail ou reste debout toute la journée en attendant que Dieu l'appelle, définitivement et pas seulement durant les heures du sommeil. Un harrag intérieur est déjà parti depuis longtemps, mais ne va plus jamais nulle part depuis qu'il l'a découvert. Il n'est pas nationaliste, ni anti-nationaliste, ni électeur, ni épargnant, ni capable d'enthousiasmes, ni « fécondeur », ni lourd, ni léger. C'est, selon la métaphore la plus profonde qui soit, un dos-d'âne qui songe. On peut résumer son drame en une phrase, même s'il met 75 ans à mourir : il a peur de la vie et y répond en essayant de faire peur à la vie. D'où sa religiosité très pointilleuse souvent, son Islam réduit à une lettre de démission adressée au reste des vivants, sa légère superstition, sa très grande intolérance souvent, son niet méprisant. Le harrag intérieur ne croit plus en rien tout en astiquant son statut de profond harrag terrestre. Ceci dit, il peut aussi ne pas être un produit dérivé de sa religion mal comprise, mais un brillant intellectuel réduit à une vie d'ampoule unique. Le harrag intérieur peut être aussi un ancien héros quotidien refroidi par la petitesse de son propre peuple, un ex-ministre réduit à la vieillesse anticipée, un universitaire ayant conclu à l'impossibilité de la synthèse heureuse après le départ du Colon, un père de famille qui veut refaire sa vie mais n'y arrivera qu'après le jugement dernier, un employé modèle à qui on a volé son calendrier, ou même un président de la République qui ne veut plus rencontrer personne, sauf Dieu. C'est dire que la harga intérieure est absolue : son départ est quasi définitif, ses cadavres sont impossibles à enterrer ou à rapatrier, ses candidats ne se rencontrent jamais mais voyagent quand même tous ensemble. On ne peut les rapatrier, ni les voir arriver quelque part, ni leur téléphoner, ni les enterrer plus qu'ils l'ont fait eux-mêmes. Vous pouvez en être, en rencontrer autour de vous et vous en expliquer le drame sans le résoudre. C'est le propre de cette époque : beaucoup veulent partir. Par mer, par terre ou par désir d'extinction. La harga intérieure est la jonction triste entre une économie sans espoir de confort et la métaphysique d'une panne de courant.