Vingt ans après le lancement de l'Union du Maghreb arabe (UMA), le 17 février 1989 à Marrakech, le bilan est dérisoire. Les économistes maghrébins ne parlent plus du Maghreb. Quand ils se rencontrent, c'est pour évoquer les coûts du « Non-Maghreb » : 2 % de croissance manquée par an pour les économies de chaque pays, selon les estimations les moins pessimistes. Pour avoir une idée de l'ampleur du manque, il faut savoir que 1 % représente plus de 10 milliards de dollars de valeur ajoutée pour les pays maghrébins. Pourquoi cela ne décolle pas ? Abdelhamid Mehri est un militant maghrébin au long cours, porte-parole de la conférence historique de Tanger d'avril 1958 qui a regroupé les partis nationalistes maghrébins, l'Istiqlal marocain, le Néo-Destour tunisien et le FLN algérien. Il évoque, dans cet entretien au Quotidien d'Oran, les espoirs soulevés par la naissance de l'UMA et l'incapacité des régimes politiques à se transcender pour le Maghreb. Ce qui a manqué, explique-t-il, c'est la dynamique démocratique qui aurait permis de dépasser des conceptions divergentes... 51 ans après Tanger, 20 ans après Marrakech, une appréciation très politique sur les raisons qui empêchent l'aspiration maghrébine, très répandue, de se concrétiser. Le Quotidien d'Oran: Le traité de Marrakech qui a fondé l'UMA a vingt ans. Comment cela a-t-il démarré après 13 ans de rupture entre l'Algérie et le Maroc ? Abdelhamid Mehri: Le début de l'Union du Maghreb, c'est la rencontre de Zeralda (Algérie) en juin 1988. Elle avait été précédée par des contacts directs entre le roi Hassan II et le président Chadli Bendjedid. Ces premiers pas étaient marqués par un certain optimisme mais qui n'a pu être entretenu par un élan de démocratisation des régimes qui aurait permis d'atténuer des conceptions fort différentes. Je pense que l'esprit de Tanger aurait dû alimenter cette tentative, malheureusement, les intérêts des régimes ont fini par créer des structures de pure forme, loin de l'intérêt évident des peuples de la région. Après la mort de Boumedienne, les frères marocains ont pensé que les choses allaient se débloquer facilement. Ils croyaient, à tort, que la question du Sahara occidental n'était qu'une invention du président défunt. La reprise des relations avec l'Algérie était donc perçue comme un moyen de faire passer la vision marocaine sur la question du Sahara. Côté algérien, il y avait une certaine disponibilité à dépasser l'enfermement et à aller vers la construction du Maghreb. Q.O.: Qu'est-ce qui n'a donc pas marché ? A.M.: Il n'y avait pas nécessairement des arrière-pensées, les acteurs ne manquaient pas de sincérité, mais ils étaient porteurs de notions et de concepts très différents, qui n'auraient pu être dépassés que si les régimes avaient pris le chemin de la démocratie. Ce qui n'a pas été le cas. La perpétuation de régimes autoritaires, pas seulement en Algérie et au Maroc, n'était pas en mesure de produire une Union maghrébine. L'UMA est, aujourd'hui, à l'image des régimes politiques au Maghreb. Q.O.: Quelles sont ces conceptions différentes ? A.M.: La question du Sahara occidental est un des dossiers sur lequel ces conceptions se heurtent et bloquent l'évolution. Au Maroc, la légitimité est fondée sur l'allégeance et il leur est difficile d'imaginer une nouvelle légitimité qui toucherait au fondement du régime. Dans ces conditions, quelle forme de légitimité devait fonctionner dans les territoires, objet de litige, est-ce la forme marocaine traditionnelle de légitimité ou une nouvelle légitimité ? Le retour du Sahara occidental par le biais des formes d'allégeance traditionnelle posait problème à l'Algérie, elle-même revenue sur la scène par l'exercice de l'autodétermination. Côté algérien, accepter l'allégeance traditionnelle ou historique met en cause tous les fondements et ouvre la voie à la remise en cause de ses frontières. On est donc face à deux conceptions que nous n'avons pas dépassées. Q.O.: Qu'est-ce qui aurait pu faire que ces approches conflictuelles soient dépassées durant ces 20 années d'existence de l'UMA ? A.M.: Je pense que nous aurions pu les dépasser si l'on était allé vers la démocratie. L'esprit profondément maghrébin de la conférence de Tanger, que les régimes oeuvrent à étouffer, aurait, dans un contexte démocratique, créé des dynamiques permettant de dépasser le blocage. C'est pour cela que je dis que la démocratie et le Maghreb marchent de pair. Q.O.: Est-il vrai qu'à Zeralda, comme à Marrakech, lors de la réunion constitutive de l'UMA, la question du Sahara occidental n'empêchait pas la construction du Maghreb ? A.M.: C'est vrai, il y avait cette conception que l'on pouvait construire des relations qui faciliterait la marche vers la construction. J'observe que par moment, cette conception prévaut au Maroc, parfois en Algérie. Rarement, elle ne prévaut en même temps dans les deux capitales. Plus gravement, et cela ne concerne pas seulement l'Algérie et le Maroc, tous les pouvoirs maghrébins entravent des constructions horizontales et des liens entre les organisations civiles, syndicales. Quand vous lisez les journaux maghrébins, vous découvrez une approche étriquée, sectaire, qui ne donne aucune place à la dimension maghrébine. Les Marocains, qui ne connaissent l'Algérie qu'à travers les journaux marocains, et les Algériens, qui ne connaissent le Maroc qu'à travers les journaux algériens, n'ont aucune idée réelle de ce qui se passe dans leurs pays respectifs. Ils n'ont que des dénonciations et des insultes à l'égard de l'autre. J'ai dit une fois à des amis marocains que ce qui se dit dans les journaux marocains à propos du régime algérien était peut-être fondé, mais que cela était valable pour l'ensemble des régimes maghrébins. Les médias ont une approche étriquée. Ils parlent beaucoup de ce qui se passe dans le monde et ignorent complètement ce qui se passe dans leur propre région. Je trouve que cela est absurde. Mais cela est bien conforme aux logiques autoritaires qui prévalent et qui tendent à casser toute action commune et à empêcher les contacts entre les acteurs des sociétés. Q.O.: Que vous inspire la fermeture de la frontière entre l'Algérie et le Maroc ? A.M.: La fermeture des frontières n'est pas une solution aux problèmes qui existent. Instaurer des visas non plus. En fait, le blocage du Maghreb est la responsabilité de tous les Etats du Maghreb, pas seulement du Maroc et de l'Algérie. Les échanges intermaghrébins sont dérisoires. Je trouve que nos politiques ne sont ni réalistes ni raisonnables d'aller vers l'Union pour la Méditerranée alors qu'ils ne sont pas en mesure de régler les problèmes entre maghrébins. C'est de la fuite en avant. Notre adhésion à l'Union pour la Méditerranée est un acte dénué de sens. Je pense que l'ensemble des politiques nationales sont erronées et sont liées à la vision antidémocratique des régimes.