Les chiffres sont éloquents et il n'est nul besoin de philosopher pour qualifier cette tragédie qui est en train de jouer son troisième acte, aux larges des côtes algériennes. Le rideau n'est pas encore tombé sur cette pièce macabre que l'Algérie officielle regardait d'abord en spectatrice, désintéressée puis à force avec l'œil d'un critique impitoyable. Au lieu et place des huées et des sifflets, six mois fermes derrière les barreaux de la République pour n'avoir pas respecté sa carte d'identité verte. Six mois de prison pour avoir voulu fuir la misère et le chômage à dos de vagues et au mépris de sa propre vie. Evoquer le phénomène d'el-harga équivaut à faire un examen de conscience et à tenir une comptabilité de la mort à jour. Pourtant, et loin des statistiques des gardes-côtes, des analyses et des colloques, le drame est réel, palpable. Il a l'odeur de ces corps en décomposition, recrachés par la Méditerranée. Il a le goût des larmes versées par les parents des harraga disparus. Il a la couleur du deuil que certaines familles n'ont pas encore porté. En quatre ans, l'Algérie a compté 260 morts et des milliers de disparus. Le nombre de cadavres de harraga repêchés au large par les gardes-côtes a triplé en l'espace de quatre ans. De 29 en 2005, il est passé à 98 l'année passée. 2008 est considérée, au travers des statistiques, comme l'année la plus meurtrière pour les harraga. Les services en question ont repêché 98 corps sans vie, soit une hausse de 37 % par rapport à l'année d'avant, durant laquelle, les gardes-côtes avaient enregistré 61 morts. En 2008, les forces navales ont effectué 88 interventions dans le cadre de la lutte contre l'émigration clandestine. Ces opérations ont permis l'interception de 1 327 Algériens en majorité âgés, précise le bilan des gardes-côtes, entre 21 et 29 ans. La majorité de ces jeunes viennent de la côte Est du pays avec 636 « candidats » dont 442 sont issus de la seule wilaya d'Annaba. En 2007, les forces navales ont intercepté 1.259 clandestins et 61 corps sans vie ont été repêchés au large des côtes. Le bilan de l'année 2006 s'élevait, quant à lui, à 1.016 personnes interceptées et 73 morts par noyade repêchés. De 2005 à 2008, on a dénombré 261 morts en mer et 3 937 personnes interceptées par les forces navales. Ces chiffres sont loin de refléter la réalité tant les contours du phénomène ne sont pas cernés, puisqu'ils n'incluent pas le cas des disparus, morts noyés et rejetés sur les rivages des plages espagnoles ou repêchés par les gardes-côtes étrangers. Cet aspect du problème, occulté sciemment en haut lieu, recadre le phénomène dans sa dimension humaine et humanitaire. Le drame des familles des harraga disparus est tel qu'il n'existe aucune voie à même de les soulager sauf de connaître le sort des leurs. Des chiffres circulent avec insistance, parmi les initiés, sur ces cadavres d'Algériens qui encombrent les morgues espagnoles. On parle ainsi de plus de 200 cadavres qui attendent leur incinération suite à l'échec de leurs identifications et dans l'absence de coordination entre les pays méditerranéens, ce qui a tendance à compliquer la procédure de leur évacuation vers leur pays d'origine. Les morgues d'Almeria, d'Alicante et beaucoup d'autres villes méditerranéennes, abritent les corps sans vie de ces Algériens, candidats à l'émigration clandestine. Des cadavres en décomposition, devenus méconnaissables par leur long séjour dans les eaux salines, dérivant au gré des vagues en pleine mer. Ils sont entreposés dans des casiers anonymes et froids en absence de document à même de pouvoir les identifier d'une manière formelle. Loin d'une sépulture digne et d'un deuil à faire, ces victimes des réseaux de la harga continuent depuis des mois, voire des années, à pourrir à l'intérieur des morgues. Ce rapatriement mortuaire est devenu la raison de vivre de plusieurs familles qui veulent faire le deuil. Des familles devenues les habituées des morgues des hôpitaux à la recherche d'un fils ou d'un frère disparu. Le dilemme de ces chasses aux cadavres est l'obligation de tests ADN poussés pour identifier des corps rejetés par la mer. Les harraga se débarrassent souvent de toutes leurs pièces d'identité pour éviter une éventuelle reconduction dans leurs pays d'origine, et c'est ce qui rend difficile leur identification en cas de décès. Aujourd'hui, la science permet l'identification à partir de tests d'ADN mais cela reste encore difficile à mettre en oeuvre pour des raisons qui sont objectives, puisqu'il incombe aux familles de harraga déjà de se faire identifier. Les côtes ibériques n'ont pas le monopole des clandestins algériens puisque l'Italie et les rivages de la Sicile ont enregistré près de 2.500 Algériens qui ont été interceptés et arrêtés par les gardes-côtes de la marine italienne, dont 1.300 sauvés in extremis d'une mort certaine. L'ambassadeur d'Italie avait déclaré récemment, que 1.500 corps, toutes nationalités confondues, en provenance des côtes d'Afrique du Nord, avaient été repêchés. Cependant, et même après avoir accosté sur les rives de l'Europe, les harraga peuvent tomber face à face avec des gitans qui ont fait négoce du malheur des centaines d'Algériens qui ont croisé leur chemin. Tels des chasseurs, ayant acquis au fur et à mesure des arrivages continus des harraga, une bonne expérience sur les chemins empruntés, ils sont là, tapis dans l'obscurité prêts à bondir sur leurs proies. Les harraga malchanceux en feront les frais. Argent et toute chose de valeur seront confisqués en plus d'un tabassage gratuit et sans risque. Sans risque puisque, aucun harrag, en situation illégale donc, ne pourra aller dénoncer ces agissements bestiaux des gitans.