Il est parfois difficile d'exprimer certaines choses. Ou, pour être plus juste, il est parfois difficile de partager certaines émotions.On peut écrire, et décrire, tant que les mots le permettent sans, pour autant, arriver toujours à transmettre vraiment les frémissements qui nous traversent, la colère qui nous secoue, l'impuissance qui nous étouffe... chaque fois qu'un Algérien quitte son pays pour aller ailleurs. Ils partent chaque jour que Dieu fait. Par les postes de frontières. Par la harga. Et Dieu seul sait comment encore. Mais pourquoi partent-ils en fait ? Difficile de répondre à une question que personne ne veut entendre. Une question que même les campagnes électorales les plus basses occultent et que, apparemment, ni l'âme absente de ceux qu'on interroge généralement, ni leur conscience trop engourdie ne veulent entendre. Ils sont combien à avoir quitté le pays par année ? Les chiffres risquent de choquer les honnêtes gens et ils risquent même de secouer le confort des moralement absents. Alors on arrête net l'élan de ceux qui veulent poser la question. Mais rappelons, tout de même, que pour la seule journée du lundi 18 mai 2009, une soixantaine d'individus avaient tenté de se tirer par la mer. Une harga en règle ! Des explorateurs et des traîtres ? Et si l'on est acculé, par hasard, alors tous les moyens sont bons pour tenter une esquive. Sinon, l'exemple est donné par ceux qui, interpellés par une chaîne arabe, El Djazira pour ne pas la nommer, n'ont pas hésité à affirmer, avec de la fierté en prime, que ceux qui prennent les barques d'infortune sont «des Algériens qui aiment voyager pour connaître le monde». On sait que ne peut pas être sensible aux malheurs du peuple qui veut, mais de là à se moquer du monde... Alors, de grâce, que cessent les insanités ! Il est des individus qui, en dehors d'un système donné, ne valent rien. Ils le savent et c'est sans doute pour cela qu'ils sont toujours les premiers à applaudir l'incompétence, à aduler la bêtise, à lancer leurs youyous devant les insanités, à jeter leurs burnous - indûment accaparés - sous les pieds de l'incapacité. Ils sont les premiers - et les seuls aussi - à s'extasier devant l'inintelligible et le non-sens. Ils y mettent parfois même un peu trop comme celui qui voit en les harraga des explorateurs, et comme ceux qui n'hésitent pas à traiter les autres, ceux qui partent par les procédures légales, de traîtres! Mais pourquoi partent-ils ? Sans prétendre cerner les raisons de ces départs, il est possible d'avancer quelques-unes des plus importantes. Celles qui ont fait que les Aziz, les Omar, les Ahmed, les Mourad... mais aussi les Leila, les Salima, les Karima... s'en vont vers d'autres horizons. Parfois au prix de leur vie. Parfois en balançant une longue carrière. Toujours, la mort dans l'âme. Comment le dire ? Pour certains, le départ est dû à l'impossibilité de vivre, simplement, leur âge tout en prenant repère sur un autre âge, celui d'une période que l'histoire elle-même a effacé de sa propre mémoire. Ils trouvent inconcevable que la vieillesse soit si forte et en si bonne santé qu'elle n'éternue point. Ils n'arrivent pas à admettre que, sans la moindre aptitude à gérer le devant de leur porte, certains se mettent à gérer des affaires de toute une société. Une gestion discriminatoire à outrance où l'on est répertorié selon son quartier, selon son arch, selon ses parents, selon ses ancêtres, selon ses armes, selon ses fermes, selon ses djinns, selon son nombre d'applaudissements, selon sa participation aux promotions les plus insensées... selon tout ce qu'on veut mais jamais selon les compétences ! Pour être important, il suffit d'afficher la bonne appartenance au bon moment et, hop... le vent, c'est-à-dire l'art d'exceller dans tout ce qui est vide, s'occupe du reste. Au troisième millénaire, ne voyant pas de différence entre l'organisation sociale d'il y a quatre-vingt mille ans et celle d'aujourd'hui, certains ont donc préféré... partir ! Pour d'autres, l'anormalité est si forte, et l'énormité si bouleversante qu'ils préfèrent partir sans rien dire. Chaque individu valable est, dans sa société, un rempart solide contre l'invasion de la médiocrité, la dilution des principes, la détérioration de la culture, le piétinement des valeurs... et depuis que de grands nombres, non seulement de cadres valables mais aussi de personnes socialement valables, se sont mis à quitter le pays, il n'est plus étonnant d'assister au déferlement ininterrompu de tout ce qui est bas, mauvais, corrompu, insupportable. Toutes les sphères de l'activité des hommes connaissent ce type d'envahissement, le vivent et en témoignent. Il n'est plus utile de revenir sur tel ou tel secteur car le mal est généralisé. Et même ceux qui s'opposaient à tout ce qui les poussait à partir, et avaient pu résister et tenir le coup, ont fini par baisser les bras. Cela fait trop et vraiment trop ! Management tribal L'incroyable poids du non-sens étonne. Cela choque même. Toutes les limites ont été repoussées sous la pression des sans-gêne. La morale, la première, a vu sauter les verrous. La pudeur a laissé tomber ses vêtements, la dignité rampe dans nos rues sous le soleil, l'orgueil se vend dans les souks nauséabonds. Le statut social s'érige désormais selon des critères arrêtés par les charlatans. L'aptitude se décrète par des escrocs et des frimeurs et c'est à l'incompétence que sont remises les aptitudes pour évaluation. Certains ont dû quitter les lieux pour ne pas avoir à être soupesés par des pseudo-djellabs, ces faux marchands de bestiaux. Lorsqu'un pays perd ses cadres comme le fait le nôtre, il y a lieu de s'inquiéter. Certes, des appels ont été lancés pour d'éventuels retours, mais ces appels n'ont pas, semble-t-il, dépassé les lèvres qui les avaient lancés. Sinon, comment expliquer l'échec total de la gestion de ce phénomène ? Comment expliquer que, jusqu'à ce jour, des compétences continuent à déguerpir ? Il intéresse peu de savoir s'ils ont réussi ou pas ailleurs. Nombreux sont ceux qui ont pu se frayer, par la force des bras et grâce à leurs compétences, des chemins fort enviables. Que ce soit aux Amériques, en Europe ou en Asie, les témoignages rapportés convergent autour d'une réussite globale très appréciable. Une réussite qui n'a pas été possible dans leur propre terre, non pas parce, comme veut le faire croire une campagne des plus indignes, ils n'étaient pas les meilleurs ici, mais tout simplement parce que dans leur société on ne leur offre ni les moyens ni l'environnement. Une société rendue «disqualifiante» par ceux qui en ont ainsi décidé et qui, par la force des choses, repose encore sur la dachra et sur le management tribal. Une société, la seule peut-être, où le burnous de l'ignorance est capable de tout envelopper à commencer par la lumière. Mais il n'y a pas que les cadres. Il y a les autres. Tous les autres. Les jeunes surtout qui, bravant jusqu'à la mort, s'embarquent pour l'aventure et pour le risque. Il y a ceux dont le destin s'arrête dans la Méditerranée, ceux qui n'arriveront jamais à destination. Il y a ceux qui arrivent malgré tout à passer et dont une grande partie accepte de s'humilier pour deux bouchées de pain. Il y a ceux, enfin, qui ne savent ni s'ils ont réussi ni s'ils ont échoué. Etonnés que sur leur terre ils n'aient aucun horizon et que, sur la terre d'autrui, ils ne sont guère mieux lotis. Mais pourquoi rejette-t-on finalement les nôtres de la sorte ? Pourquoi les pousse-t-on ainsi à se suicider ? Le pays ne vit pas la misère, pourtant. L'Algérie n'a jamais été aussi riche, ou plutôt les coffres de l'Algérie n'ont jamais été aussi remplis, quant à la richesse qui se fait sans ses enfants on n'en a que faire. La gestion... tel est le problème. Le grand problème. Nous l'avons déjà dit. La sous-gestion est l'ennemi des peuples. Elle est mère de tous les malheurs. Il ne sert plus à rien de gesticuler, de prétendre, de faire semblant. C'est par la gestion, et seule la gestion, qu'il convient de réfléchir à redresser le pays. Au troisième millénaire, nous n'avons plus les excuses et les circonstances atténuantes dont bénéficiaient ceux des années soixante. Certains n'aiment pas ce genre de discours. C'est dommage et c'est peut-être même tant mieux. De toute façon, le mal est fait à ce pays. Consciemment ou inconsciemment, cela ne sert plus à rien de poser la question. Qui parle, ici maintenant ? Il n'y a qu'à être attentif pour se rendre compte que, finalement, ce sont tous ceux qui n'ont pas droit à la parole qui ne cessent d'occuper la galerie avec des micros tendus par on ne sait quel diable. Mais l'histoire retient déjà ce qu'elle a à retenir et viendra le jour où les saigneurs du bled seront montrés par les doigts de l'histoire.