Dans cet entretien, l'auteur revient sur la question du non-dit qu'il développe de manière édifiante dans ce septième roman, ainsi que sur son intérêt pour cette guerre et la passion que suscite encore ce passé douloureux. Liberté : Dans votre dernier roman, Des Hommes, vous traitez de la guerre d'Algérie. Généralement, ce n'est pas le sujet favori des auteurs français à moins qu'ils aient une histoire particulière avec ce pays. Quelle est la vôtre ? Laurent Mauvignier : Vous avez raison, quand des auteurs français s'attaquent à la question de la guerre d'Algérie, c'est qu'ils ont un rapport personnel ou familial à l'Algérie. Ce n'est pas mon cas. J'ai passé mon enfance dans une toute petite ville de France, et l'Algérie, les hommes la connaissaient pour y avoir été appelés pour le service militaire. Mon père a été l'un de ces appelés, comme presque tous les pères de mes camarades de classe. Quand j'étais enfant, on savait quel père était allé en Algérie ou pas. Nos pères ne parlaient pas de ce qu'ils y avaient vécu, mais les mères nous le disaient parfois. Et puis, ils avaient rapporté des photographies, des roses des sables, qu'on voyait dans les buffets chez les gens, et ils organisaient des méchouis où les “anciens d'Afrique du Nord” se retrouvaient, avec nous, leurs enfants. Et l'on comprenait à demi-mot qu'il y avait énormément de questions, de souffrance, de non-dits. C'est autour de ces non-dits que j'ai voulu écrire ce livre. Le non-dit est la question centrale de ce roman. D'ailleurs, à la lecture, on se sent comme oppressé ; on suffoque. L'ambiance que vous décrivez est-elle une manière de donner une forme au non-dit, à quelque chose d'abstrait donc ? Oui, plus je voulais écrire sur la guerre d'Algérie, plus je lisais de livres sur ce sujet, plus j'étais insatisfait. En fait, je trouvais que toutes les fictions qu'on me donnait à lire en disaient trop, voulaient trop expliquer. D'abord, il y avait les livres et les films où l'on devine l'engagement personnel de l'auteur, celui qui veut nous imposer une pensée et non pas nous faire réfléchir par nous-mêmes. De l'autre, c'était comme si, à vouloir tout dire, on gâchait ce qui est l'une des caractéristiques de la guerre d'Algérie comme elle est vécue en France : c'est son opacité, son tabou. Je me suis dit que pour écrire sur ce sujet, sur la façon dont des jeunes paysans (la France était un pays très rural dans les années cinquante) avaient vécu cette histoire et l'avaient gardée silencieuse en eux, il fallait absolument parler de la guerre d'Algérie comme d'un non-dit, un cauchemar qui continue après le retour. La France n'a pas su, pas pu, pas voulu ou pas même trouvé comment parler de la décolonisation. C'est, aujourd'hui encore, très passionnel, très difficile à évoquer. C'est aussi de ça qu'il faut parler pour écrire sur la guerre d'Algérie, du moins d'un point de vue français. Pourquoi avoir opté pour une forme impersonnelle dans le titre ? Plusieurs raisons à cela. C'était une façon pour moi de rappeler que les appelés ne sont pas des militaires, mais des jeunes gens qu'on prend un peu au hasard, qui sont des hommes parmi d'autres. Si ce n'est pas l'un, ça pourrait être son voisin. Et puis, bien sûr, dans l'impersonnel, il y a le fait que la guerre est un fait collectif, on n'y est rien sans les autres. Et puis je voulais aussi ne pas juger, regarder la vie des soldats sans dire c'est bien ou c'est mal ; ça, c'est le travail du lecteur. Je voulais seulement dire, c'est juste des hommes, c'est au-delà ou en deçà de la question du bien et du mal. Et, pour terminer avec le titre, je pourrais dire que c'est quelque chose que j'ai entendu beaucoup dans tous les témoignages des appelés. On leur disait que partir à la guerre ferait d'eux des hommes (comme leur grand-père en 14, leur père en 39), c'était un rite initiatique. Et l'effroi aussi devant les tortures des deux camps : il y a ceux qui disent qu'on ne peut pas être un homme pour égorger des civils, et qu'on ne peut pas être un homme non plus quand on passe des jeunes fellagas à la gégène. Qu'est-ce que c'est qu'être un homme, dans une situation où l'humanité est sans cesse remise en question ? Lors de votre rencontre à Alger, en mai dernier, vous aviez déclaré que la partie la plus difficile à écrire a été celle du flash-back (la nuit), et que vous aviez dû aller en terrain neutre pour pouvoir l'écrire (une résidence en Allemagne). En quoi cette partie a-t-elle été difficile à retranscrire ? D'écrire l'indicible, la violence, l'expérience de la guerre, c'est très ambitieux, voire complètement illusoire. On sait qu'on n'y arrivera pas. On se dit qu'il faut essayer quand même, mais qu'il faut se préparer à l'échec. Et puis, j'ai lu tellement de livres sur la guerre d'Algérie, et tellement de fois je me suis dit que ça ne marchait pas vraiment, que l'on n'y croyait pas… Et puis, vous savez, la guerre, c'est un genre littéraire, comme il y a le roman policier ou le roman d'amour. Sauf que, en général, les gens qui ont écrit sur la guerre l'avaient faite. Pas moi. Et puis aussi, par exemple, décrire l'ennui des soldats qui attendent un ennemi invisible, traduire une guerre très psychologique, basée sur la peur, comment faire ? Comment ne pas réécrire (en moins bien) des livres comme le Désert des Tartares ? (ndlr : roman de Dino Buzzati). Comment décrire des scènes que le cinéma décrit puissamment et que la littérature a usées jusqu'à la corde ? Comment renouveler tout ça ? Toutes ces questions-là, et d'autres encore, me bloquaient. En partant, j'ai pu m'y jeter entièrement, me dégager un peu de la pression que je me mettais. Les écrivains français n'écrivent pas beaucoup, voire pas du tout, sur la guerre d'Algérie. Ce n'est certes pas par manque d'intérêt. Est-ce parce que cette guerre n'est pas encore terminée ? En même temps, lorsqu'on voit la polémique qu'a suscitée le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb on ne peut que l'attester. Qu'en pensez-vous ? J'étais en Algérie au moment de cette polémique. J'étais frappé de l'écho très fort que cela a eu chez vous. Parce que, franchement, le défilé qui a eu lieu à Cannes, c'était, je crois, mille deux cents personnes. La France est un pays de plus de soixante millions d'habitants, et je pense que plus des trois quarts n'ont jamais entendu parler du drame de Sétif. Les nostalgiques de l'Algérie française sont très agités, à la mesure de leur isolement. Ils ont perdu au sein même de la France. La France ne les aime pas et ils le savent. Ils font tout ce qu'ils peuvent pour qu'on parle d'eux, et l'occasion du film de Bouchareb était une aubaine pour qu'ils puissent se faire remarquer. Ce qui est terrible, c'est l'incapacité à se remettre en question, à crier au loup alors qu'ils n'avaient pas vu le film, que ces gens, si peu nombreux, puissent encore à ce point-là incarner une France rigide et autoritaire. C'est vraiment douloureux et pathétique à voir. Mais cela dit bien comment c'est encore un problème, un sujet très sensible pour nous. Votre objectif dans Des Hommes n'était pas de juger les personnes et encore moins contester leurs actes. Il y a comme une quête d'objectivité. Mais, vous êtes quand même intervenu par votre subjectivité, notamment dans la caractérisation du personnage de Bernard alias Feu-de-bois. Il y a comme un côté ridicule et pathétique. Il y a également un côté un peu “vieille France” avec entre autres des références artistiques… La volonté d'objectivité, cette quête, comme vous dites, on sait bien qu'elle restera un vœu qu'il est impossible d'exaucer complètement. La subjectivité sera toujours là, même réduite au minimum. Le problème, c'est souvent que les auteurs veulent dire des choses. Ils ont des choses à dire, mais ne se rendent pas compte que, de toute façon, les choses à dire se diront, qu'elles sont plus fortes que nous, qu'il faut, au contraire, les minimiser pour avoir des chances de les dire sans se faire écraser par elles. Ma subjectivité, peut-être qu'elle s'incarne en Feu-de-Bois. Mais il faut dire que ce personnage, je l'ai un peu connu, qu'on le trouve dans tous les villages et petites villes de France. Ce type ravagé par une guerre tue, par l'alcool. C'est un peu pathétique si l'on veut, mais ça existe. Je le connais, on en connaît tous. Pour le côté vieille France, oui, il fallait, sans tomber dans l'excès pittoresque, l'effet “chromo”, carte postale, restituer un peu de cette ambiance particulière de la fin des années cinquante. Des références qui reviennent dans les témoignages des gens qui évoquent cette période. Vous avez opté pour plusieurs narrateurs. Plusieurs voix se chevauchent et chacune raconte et, parfois même, se raconte. Pourquoi ? C'est une façon de travailler que j'ai depuis mon premier livre, et qui est même plutôt moins présent que d'habitude dans celui-ci. Mais pour moi, ce qui importe, c'est de dire que nous n'avons pas sous la main une réalité objective à décrire, mais une multitude de points de vue sur elle. Il y a autant de vérités que de personnes. Voilà ce que je cherche à traduire. Cette fragilité que porte le discours, c'est que rien n'est sûr, il n'y a que des perceptions du réel, que la mémoire et l'imagination transforment et reconstruisent. La mémoire n'est pas neutre, elle est très active. C'est pourquoi toute la partie du passé est écrite au présent, elle est comme un surgissement. Des Hommes sera adapté au cinéma. Où en est le projet ? J'ai rencontré récemment Patrice Chéreau, qui va réaliser le film. Il est en train d'écrire le scénario. Nous avons discuté des difficultés que peut rencontrer un film. C'est un sujet un peu maudit au cinéma. Il en a conscience, son approche est très sensible, très délicate, j'ai tout à fait confiance en sa façon de traduire le livre en images.