Une démarche exigeante, un travail de création soutenu et une vision rafraîchissante de l'art et de ses rapports à la société. Aujourd'hui, avec le recul, que vous ont apporté vos études aux Beaux-Arts d'Alger ? Excellente question (rires). D'abord, c'était très difficile de faire admettre ces études à ma famille qui me voyait médecin, avocate, à la rigueur informaticienne… Ensuite, les études à l'école n'étaient pas simples ni faciles. C'est un parcours très particulier. Certains acceptent de le faire, d'autres non. Moi j'ai accepté pour m'aguerrir. Mais franchement, j'y ai beaucoup appris. C'était au début des années 1990. Il y avait des gens qui venaient de toute l'Algérie et j'ai beaucoup appris avec eux. Il y avait un échange, une vie, un esprit, je faisais beaucoup d'efforts pour acquérir la technique et surtout la maîtrise du dessin. D'autres étudiants étaient plus branchés sur la théorie et il y avait un véritable échange entre nous. C'est une des plus belles aventures de ma vie, difficile mais belle. J'ai appris et sur moi, et sur l'art et sur les gens. Je me souviens qu'au bout de la deuxième année, j'ai dit à mon père : « Si tu acceptes réellement que je poursuive ces études, il faut que tu saches que c'est mon chemin, je ne pourrai pas faire autre chose. Mais si tu ne l'acceptes pas, j'arrêterai. » J'avais une conscience terrible de cette vocation. Je sais que je ne pourrais pas changer le monde, mais je sais aussi que mon existence en tant que plasticienne a son importance. Ah l'égo ! (rires). Vous allez écrire ça ? Donc oui, des contraintes et des difficultés, mais l'école m'a beaucoup apportée. Depuis quelques années, vous apparaissez comme très productive, très présente sur la scène de l'art contemporain… Merci, mais il y a beaucoup de gens qui ne me connaissent pas. Donc, très productive, oui. Mais comment puis-je en parler ? Votre travail montre une volonté de remise en cause permanente… Cette remise en cause est mon moteur. J'essaie de l'exercer par rapport aux concepts, à ma démarche artistique, au médium utilisé… A chaque fois, j'essaie de trouver une nouvelle solution. Je suis très curieuse et donc, même si je change de médium, c'est pour assouvir le même désir d'expression. Ce désir trouve refuge parfois dans la vidéo, parfois dans la sérigraphie, ou encore dans le dessin… Dernièrement, j'ai fait de la photographie, mais je ne me considère pas comme photographe, j'utilise simplement cette technique. La peinture prend beaucoup de temps, pas seulement dans la réalisation, mais dans la démarche qui l'accompagne. Elle demande du temps et un investissement interne énorme. Et je ne peux pas me les permettre aujourd'hui. Cela m'a amenée par exemple à faire de la vidéo, et d'un médium à l'autre, j'ai découvert de nouvelles choses. C'est un processus : la curiosité, le hasard, la découverte. Le hasard tient souvent une grande place dans la création. Oui, dans tout le travail de création. Tenez, lorsque je n'ai pas pu imprimer, eh bien, j'ai dessiné. Une fois, je suis partie acheter de la toile et j'ai découvert l'astralan (ndlr : feuilles de plastique transparent utilisées comme films en imprimerie). J'ai acheté le rouleau entier en me disant que j'en ferai certainement quelque chose. Au début, je pensais imprimer dessus, mais vu les difficultés pratiques et surtout le prix, j'ai commencé à dessiner dessus. Mais avec quel médium ? Là, j'ai découvert le feutre permanent. Petit à petit, j'ai entrevu toutes les possibilités de cette technique. Et, mêmes les feuilles de papier de soie qui servent à protéger l'astralan, je les ai utilisées pour mes dessins. En dehors du hasard, le ludique est bien présent dans vos travaux, avec un souci d'interactivité avec le public. J'adore le jeu, oui. Je ne sais pas si c'est réussi ou si ça marche, mais il est vrai que c'est justement cette part de jeu qui m'amène aussi à multiplier les supports, les procédés… Pour l'interactivité, je dirai que n'ai pas tant besoin de l'avis de l'autre que de sa présence. Quand, en 2003, j'ai traité de l'absence, j'ai monté un espace où les gens entraient et je me tenais derrière pour les filmer. Donc la seule présence en ce lieu, c'était eux-mêmes, leur propre image projetée sur la paroi de cet espace. En 2008, à partir de la photographie d'un arrêt de bus de la place Audin d'Alger, que j'avais travaillée, j'ai demandé aux visiteurs de trouver les huit erreurs… Nous sommes là dans une démarche typique de l'art contemporain… Oui, enfin… Votre image d'artiste renvoie plus au souci de recherche qu'à celui de l'expression. Je ne conçois pas les choses ainsi. C'est comme si il y avait une part d'inachevé dans chaque œuvre. Peut-être que je change de support, de médium et de format, et de manière continuelle justement, en raison de ce sentiment d'inachevé. Peut-être que ce que je n'ai pas réussi à dire dans la peinture, j'essaie de le dire dans la vidéo, ce que je n'ai pas réussi à exprimer dans la vidéo, je le cherche dans le dessin, et ainsi de suite. Mais dire que je suis plus dans la recherche que l'expression, c'est comme si mes œuvres n'étaient pas des œuvres. Alors que je fais en sorte pour qu'elles le soient et durent dans le temps, de véritables objets artistiques. L'art c'est aussi cela, la poursuite de l'inachevé. L'inachevé fait parti naturellement de l'art. Mais quand on voit vos peintures, on se prend à regretter qu'elles ne soient pas plus montrées. Parce que la peinture porte des habitudes. Depuis le temps qu'elle existe, on sait maintenant comment l'apprécier, je dirais presque la consommer. Les gens savent faire la différence, même quand ces peintures sont contemporaines, abstraites. Il reste, c'est vrai, que la vidéo et même le dessin, la photo, sont des médiums moins prestigieux encore. La peinture c'est comme si elle avait… ... donné tout ce qu'elle avait à donner ? Non, ce n'est pas ce que je veux dire. La peinture apparaît comme quelque chose de plus noble, de plus sacré. On a cette image, presqu'une carte postale du peintre et de son prestige… mais la vidéo et la photo ont aussi leur dimension en tant qu'arts à part entière. C'est vrai que je suis pressée d'arriver à créer, mais, en même temps, je ne suis pas encore arrivée (rires). En fait, j'ai laissé tomber la peinture parce qu'elle me donnait une illusion quelque part et je ne voulais pas de cette illusion. Je me suis dit que je suis encore trop jeune pour croire que je suis arrivée quelque part. Et ce jeu avec les médiums et les supports, c'est dans l'espoir d'arriver. Je prends un support, j'en fais quelque chose et je le quitte. C'est peut-être ça qui donne cette image de recherche permanente. Mais, même si je suis pressée, je suis aussi patiente. Je me dis que viendra un jour où j'arriverai. Où ? Vers quoi ? Je ne sais pas… Votre champ thématique privilégié est celui de l'absence, de la mémoire et de la transmission. De la transmission surtout. L'individu que je suis aujourd'hui s'est formé pendant les cinq ans aux Beaux-Arts, même si après je l'ai détruit pour le refaçonner. Pendant ces cinq ans, je me suis posé des questions en partant de ma vie personnelle et en ayant la certitude que, même en parlant de moi, toute personne saura se reconnaître. On partage tous une mémoire. J'ai travaillé pendant plusieurs années sur l'absence et la transmission de la mémoire. Pourquoi ? C'est en partant de quelque chose d'intime pour aller vers ce qui m'entourait, ma société et l'ignorance de ce que nous sommes. Et je me dis que nous aurions pu régler pas mal de choses si nous savions dire « je suis » et commencer à être… Mais pour être, il faut d'abord savoir qui on est. Or, il se trouve que nous sommes dans un pays où la culture n'est certes pas absente, elle existe, mais avec de grandes failles. Il y a quelques années, j'ai assité à des funérailles en Kabylie et, pour la première fois de ma vie, j'ai entendu des chants funéraires anciens. J'ai été très marquée par ce rituel et aussi par les paroles… Vous parlez des khouan, c'est cela ? Exactement. Et je me suis dit, voilà quelque chose qu'on aurait dû me transmettre, et transmettre de génération en génération, une façon de faire le deuil. J'étais au Beaux-Arts dans les années 1990 et j'ai vu des amis et des gens disparaître, comme tous les Algériens. Je me suis toujours posé la question : comment peut-on arriver à aller de l'avant aussi facilement ? Comme si on effaçait ce qui s'était passé, comme si on faisait table rase pour avancer. L'essentiel est d'être bien. Hé ! Mais non, attends, régle d'abord ce problème, puis avance ! Il y a une faille quelque part. A un moment, on a cessé de nous transmettre quelque chose qui aurait pu être très constructif pour nous. Une rupture extrordinaire. Je ne sais pas, c'est peut-être trop… Ce travail sur la transmission, c'est une démarche que vous ne poursuivez plus aujourd'hui ? Non ce n'est pas ça. La transmission existe encore dans ma démarche, d'où cette interactivité que j'essaie de susciter auprès de ceux qui viennent voir mon travail. En même temps, je suis certaine que les gens se posent ces questions. Il ne faut pas croire que les Algériens sont des légumes et qu'ils ne réfléchissent pas. La plupart savent parfaitement ce qui se passe autour d'eux, sauf qu'on ne leur donne pas la possibilité de le formuler. Il n'y a pas cette fameuse esplanade… Depuis mon travail intitulé Interrogations électriques, j'ai décidé de travailler sur mon environnement. C'est vrai que je parle d'absence, mais alors d'une autre absence, je parle d'ignorance et de frontières. C'est une réflexion très liée à votre génération, aux peintres qui sont nés après et surtout bien après l'indépendance ? Oui, sans doute… Puisque nous parlons de transmission, ressentez-vous une filiation avec les premiers peintres modernes algériens ? Certainement, je ne suis pas née de nulle part. Certaines de ces personnes, je les ai eues comme enseignants ou alors leur éléve. Une différence, ces pionniers étaient des artistes révoltés alors que je me dis révoltée mais que je rase les murs. Ce n'était pas leur cas. Mais nous vivons une toute autre situation sociale et politique que celle de leur époque. Je ne peux décrire dans le détail leur influence sur mon travail, mais je la ressens fortement. Il m'est impossible de nier leur influence directe ou indirecte. Comment considérez-vous la situation actuelle des arts plastiques en Algérie ? Selon moi, il y a une évolution. Il y a plus de galeries, plus de lieux d'exposition, plus de possibilités aussi me semble-t-il. C'est aux artistes aujourd'hui de travailler et de proposer. A mon humble avis, il y a de tout, comme il y a des artistes qui continuent à figurer le désert, La Casbah et ainsi de suite, il y en a d'autres qui sont très contemporains et font des installations, de la vidéo, etc. En réalité, depuis quelques années, il s'est passé pas mal de choses sur la scène artistique : Alger, capitale de la culture arabe, le Festival panafricain, dernièrement le FIAC au Mama… Ce sont quand même des évènements qui interpellent les jeunes artistes et cette dynamique est très intéressante. Après je ne sais pas… Je suis très individualiste dans mon travail, je pense à ce que je peux exprimer, au rôle que je peux jouer, et je me dis, que si chaque artiste faisait la même chose, nous pourrions alors avoir un impact collectif. Mais ça doit partir du travail individuel. Ces progrès dont vous parlez sont-ils perçus ? Quelle visibilité ont-ils auprès des publics ? J'enseigne l'art dans une école privée culturelle et je vois différentes personnes, des architectes, des bacheliers, des médecins, des gens de professions diverses… Et c'est vrai qu'il y a une très grande ignorance de ce qui se passe. Je ne sais pas pourquoi : les gens sont-ils moins curieux ? Peut-être qu'on ne diffuse pas suffisament les manifestations artistiques que leur promotion reste limitée dans la société ? On n'arrive pas à faire entrer les gens dans l'art. Un exemple très simple. Alger, capitale de la culture arabe, il y a eu des artistes internationaux de renommée mais leur venue n'a pas été vraiment perçue. C'est un problème de promotion en partie, mais surtout d'éducation. Tout ça doit commencer à l'école primaire, ensuite au lycée, à l'université, sans oublier l'Ecole des beaux-arts qui est aujourd'hui dans un état assez attristant. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais il y a une mélancolie terrible qui s'est abattue sur elle. Une école d'art, ça devrait être super vivant. Moi, je l'ai vécue pendant la période la plus critique du pays et Dieu sait combien elle était animée. Aujourd'hui, on y sent une ambiance de vide. Que viennent chercher vos élèves finalement ? Il y a de tout comme profil, ceux qui ont vu une émission à la télé et se disent simplement « voilà ce que j'ai envie de faire », et ceux qui se sont découvert une passion pour l'art, le dessin, la peinture… En tout cas, c'est une belle aventure et j'ai envie de tous les saluer car ils dépensent du temps et de l'argent pour l'art. C'est quand même beau et important dans notre société. J'adore particulièrement travailler avec les petits. Les enfants, c'est trop ! Ils ont cette facilité d'absorber, d'imaginer… Et, en enseignant, est-ce que vous apprenez vous-mêmes des choses ? C'est clair, car sinon je ne l'aurais jamais fait. Mais je dois dire que je ne vends pas mes œuvres et ce métier me permet aussi de gagner ma vie en restant attachée à ce que j'aime le plus. J'apprends sur moi, particulièrement avec les enfants. C'est terrible, mais je me remets à chaque fois en question. Enseigner, même si on sait que c'est d'abord savoir transmettre. Et là aussi, comme dans mon travail de création, je suis dans la transmission. Si je reçois des élèves adultes pour une période de six mois, qu'est-ce qui est important ? Qu'ils sachent dessiner comme des académiciens ou qu'ils aiment l'art ou le découvrent ? Parfois je suis découragée, je me dis que six mois, ce n'est pas assez. Et donc, ce que je peux vraiment leur inculquer, c'est l'amour de l'art, la découverte de soi à travers ce qui est beau et expressif. Vous avez eu une année 2009 très active, non ? Il y a eu d'abord l'exposition à Lyon, « Expressionnismes » puis une exposition photo à Marseille en novembre. Dernièrement, j'ai participé à l'exposition « Un cœur simple » à Bruxelles, il y a eu aussi le début d'un collage vidéo auquel je participe et qui est organisé par Femlink. C'est une œuvre internationale avec une vidéaste de chaque pays. En 2009, le thème, c'était l'homme, avec un grand H, et j'ai proposé une vidéo de 2 minutes intitulée Trio déprimé. Toutes les vidéos issues du monde entier sont montées et le collage circule ensuite partout, de continent en continent. Et pour 2010, qu'est-ce qui se dessine ? J'ai une résidence au mois de mars à Marseille et une exposition en décembre dans la même ville, le reste du temps, c'est sûr que je serai dans mon atelier à travailler sur différents supports et thèmes. Travailler toujours... J'ai déjà une petite idée sur laquelle je planche déjà, sur les demoiselles d'honneur en fait, mais c'est encore en gestation. Ce sera des dessins. Oui, apparemment, 2010 va être encore noir et blanc. Mais je ne peux pas en être sûre. Dès le départ, je me laisse prendre par la création et, tant que je ne suis pas dedans, je ne peux pas savoir où je vais arriver. Repères Née en 1973 à Tizi Ouzou, Rachida Azdaou vit et travaille à Alger. S'inscrivant dans une démarche contemporaine, elle pratique la peinture, le dessin, la gravure, la photographie, la vidéo. Elle a obtenu en 1999 son diplôme à l'Ecole supérieure des beaux-arts d'Alger. Elle a enseigné à l'Ecole polytechnique d'architecture et urbanisme d'Alger (1999 à 2001), avant de se vouer à l'enseignement artistique dans des écoles privées (Le Fennec, Artissimo). Sa première participation à une exposition collective remonte à 1996 (XVIe Salon de la femme peintre, Alger) et sa première exposition individuelle à 2004 (Mémoire 2, Ferrera, Espagne). Depuis, elle expose régulièrement en Algérie, dans le monde arabe et en Europe. Elle a obtenu en 1997 le Prix d'honneur de la Fondation Asselah (gravure) ainsi que le 1er Prix de la ville d'Alger pour la jeune peinture. En 2001, elle a bénéficié d'une bourse française pour une résidence d'artiste à Marseille et, en 2004, une bourse de l'Unesco pour une autre en Espagne. En 2007, elle a été lauréate du 1er Prix du président de la République algérienne pour les jeunes créateurs en arts plastiques. Elle collabore régulièrement dans l'édition et a, notamment, illustré plusieurs livres pour enfants édités en Algérie. En 2009, elle a été présidente du jury des jeunes talents du FIDBA (Festival international de la BD d'Alger). Pour Nadira Aklouche-Laggoune, critique d'art et enseignante à l'ESBA : « Le travail de Rachida Azdaou est représentatif de son parcours, comme de celui du paysage artistique algérien. Entrer dans l'absence, basculer dans l'invisible, est une œuvre centrale dans sa vie… ».