Incontestablement, Ould Abderrahmane Abdelkader dit «Kaki» est l'un des illustres dramaturges de l'Algérie. Il s'est éteint il y a 14 ans, le 14 fé-vrier 1995, et c'est le 18 du même mois qu'il est né, en 1934, dans le populeux quartier de Tijditt au numéro 465 de la Rue Souika Foufania, non loin du Mausolée de Sidi Sayeh, l'un des nombreux saints de la ville. Et c'est encore en février 1969, et à la veille de l'Aïd El-Kebir, qu'il fut victime d'un grave accident de la route dans lequel le chauffeur du théâtre d'Oran perdra la vie. Feu Kaki était chargé en cette année-là (1969) de la conception et de l'écriture du Festival panafricain d'Alger, où s'illustra la troupe culturelle des Béni-Ameur de Sidi Bel-Abbès qui obtint la médaille d'or et que dirigeait Hamdad Abdelkader dit «Cherradi». TIJDITT, L'INSPIRATION Généralement, le diminutif d'Abdelkader donne Kouider mais très rarement «Kaki». C'est ce dernier que portait déjà le grand-père du dramaturge issu de la tribu locale des Hachem. Sa mère Kheira appartient de la tribu des Dahahoua de Mascara, elle décéda quand Kaki avait 17 ans. Fort heureusement, sa grand-mère Khrofa était là aux soins de la famille. En plus, elle était une de ses sources en matière de contes et poésie populaires qu'elle lui racontait. L'oralité fut d'un précieux apport et le répertoire de la mémoire collective est, naturellement, intarissable. Outre sa grand-mère, son oncle Tahar faisait partie de son environnement à Tijditt. Il était mélomane et récitait les épiques, poèmes et chansons des grands; Lakhdar Ben Khellouf, cheikh Hamada, El-Mejdoub, Ben Tobji, indique le duo Abderrahman Mostépha et Mansour Benchehida dans un récent ouvrage qu'ils consacrèrent à l'oeuvre de feu Kaki intitulé «le dramaturge de l'essentiel. A noter que son frère Maazouz a été l'un de ses jeunes comédiens. Kaki, comme tout Algérien et au vu des conditions de l'époque coloniale, aura un cursus limité, malgré son intelligence. Ses études primaires sont signalées à l'école Jean Maire débaptisée Chahid Ben Khedda Mehdi et qui était située non loin du ciné lux qu'il fréquentait avec ses camarades tels les Charef, Abed A. Gouaich A... Ce dernier était le fils du grand cheikh Hamada, illustre chantre des Medjahers, indique-t-on, une des principales composantes sociales de la belle région de Mostaganem. En somme, «tout un environnement structurant qui orientait son imaginaire», indique-t-on. Et c'est avec l'institutrice Madame Servoni que Kaki et ses copains de classe montaient annuellement un sketch qu'ils présentaient la veille des grandes vacances. Déjà, il est signalé comme «le plus entreprenant et le plus enthousiaste». Son sketch, «le dentiste atomique», présenté dans la cour d'école fut un vif succès. Il obtiendra son CEP en 1948, c'était l'un des seuils délimités par l'occupant. Il y eut tout de même quelques privilégiés à cette époque en Algérie. Ce n'était pas le cas de notre talentueux homme de théâtre et aussi nouvelliste qui est signalé Louveteau dans le groupe SMA El-Fellah, une autre chambre de nationalisme montant au pied de la Dahra dont la seule évocation est synonyme de pensée aux victimes des «ENFUMADES» des Ouled Riah le 28.02.1845 perpétrés par le sinistre colonel sanguinaire Pélissier. Et ces dans la troupe scout El-Fallah qu'il rencontre Benabderrahman Djillali qui encouragera Kaki à participer aux stages de formation. Feu Kaki le reconnaît : «grâce à cette animateur bénévole, Benabderrahman Djillali, je monte sous sa direction ma toute première pièce «Zaouedj Bi Ridha», et ce lorsqu'il s'adressa en 1953 à des étudiants de l'école d'art dramatique de Bord El-Kiffan, indiquent nos sources. Ses contacts avec sa passion, le théâtre, se font d'abord au sein de la troupe de «El-Masrah» que dirigeait Ben Aissa Abdelkader, indique-t-on. Feu Kaki est employé chez un libraire tout en s'adonnant à la pratique théâtrale pour assister sa famille. Il y demeura jusqu'en 1953. Notre source signale plusieurs rencontres, en 1947, de madame Genevieve Baille, puis en 1948, il rencontre Henri Cordereau, ensuite Robert Eshouges à Oran. C'est un période charnière en termes des stages de formation jusqu'au troisième degré qui se déroulaient, en été, à Bouisseville près d'Oran. Stages où il aura, entre autres, pour élève Jean Pierre Vincent, le metteur en scène de réputation internationale et qui sera l'administrateur de la comédie française, selon l'écrivain Cherfi Achour qui lui a consacré une notice bibliographique. Il est signalé comme employé de bureau. Après son passage dans une librairie, il sera transitaire. DES CHEFS-D'OEUVRE En 1958, dans une cave à l'arrière d'une menuiserie de la Rue de Lyon, surnommée «El-Hofra», il montera Dem El-Hob. C'est là qu'il montera sa troupe semi-professionnelle Masrah El-Garagouze. Ici, il tâtonne, il cherche, à partir des travaux et des expériences de Stanislavski, Gordon, Greg, Meheryol, Piscator et Brecht, sa voie esthétique. Une recherche, confortée, conduite avec l'apport de comédiens de qualité comme Abdelkader Belmokadem, Allel Bachali, Belkacem et Bouzid Mezerdja, Mohamed Chouikh, Osmane Fethi, Djamel Bensabeur, Mohamed Benmohamed, Mustapha Chougrani, et Ould Abderrahmane Maazouz, des noms qui font la fierté de la belle région mostaganémoise et de l'Algérie entière. Une pléiade d'artistes qui s'acquittèrent honorablement de leur mission là où il se produisirent. Avec ces derniers, il monta des spectacles comme fin de partie de Samuel Beckett, indique-t-on. «L'antiquaire au clair de lune», écrite par lui, et surtout «Avant théâtre» qui regroupe le filet, la cabane et le voyage, une tentative d'expérimentation d'une nouvelle forme théâtrale. C'est à cette époque qu'il affinera aussi «L'oiseau vert» de Carlo Gozzi, tiré d'un conte des «Mille et une nuits» et devenu, après adaptation, Diwan El-Garagouze. Kaki va, en dépit des mauvaises conditions de travail, monter sa première pièce, «Dem El-Hob», puis Avant Théâtre, un pantomime qui suscitera, d'ailleurs, l'intérêt des critiques et hommes de théâtre parisiens lors de son passage en 1964 à la salle Olympia, indiquent nos sources. Au sein de sa troupe d'alors, des comédiens devenus plus tard célèbres, on relève Mohamed Chouikh, Abdelkader Belmokadem, Mustapha Chougrani, Fethi Osmane, Maâzouz Ould Abderrahmane, Bouzidi Mezadja et autres Allel Bachali. Kaki se révélera plus tard, après Kateb Yacine, comme le premier jeune auteur dramatique à faire connaître le renouveau du théâtre national lors d'une tournée aux quatre coins de l'Hexagone, ainsi que dans plusieurs pays européens. A l'université de la Sorbonne, encadreur d'un stage de formation, il montera «La Valise de Plante». Puis, en 1963, Kaki sera derrière la création du TNA aux côtés de feu Mustapha Kateb et feu Mohamed Boudia. Il émergera à la faveur de son chef-d'oeuvre «132 ans» et entre 1963 et 1969, il fera étalage des plus belles aventures du Théâtre national algérien. Durant sa carrière, le célèbre auteur et metteur en scène algérien sera récompensé lors des festivals de Tunis, Damas et du Caire où il sera gratifié d'ailleurs de la plus haute distinction du théâtre arabe. L'auteur de «Afrique avant I» et de plusieurs trilogies théâtrales avait de son vivant apporté sa précieuse contribution à la radio et à la télévision pour lesquelles, il produira différentes émissions à l'instar de «Le cas Machiavel» où il s'agira de points et questions liés à la philosophie et la littérature, «L'aube des damnés», etc. Kaki dirigera en 1968 le Théâtre national de l'ouest algérien (TNOA) avant d'occuper le poste de directeur du Théâtre régional d'Oran (TRO) entre 1977 et 1985. Il laissera ainsi un non moins riche répertoire de pièces et de textes parfois inédits. Outre «132 ans», il y a lieu de citer d'autres prouesses dramaturgiques comme «El-Guerrab oua Salhine», «Diwan El-Garagouz», «Koul Ouahed ou Hekmou». Le théâtre de Kaki, faut-il le souligner, s'inscrit dans une logique d'expression moderne et populaire, mais également révolutionnaire quand on se remémore certaines de ses oeuvres comme «132 ans» qui, donnée au lendemain de l'Indépendance à Alger, séduira tout simplement un assidu spectateur qui n'était autre que le célèbre Che Guevara. Ce dernier s'exclamera à la fin du spectacle : «Maintenant, je sais qu'il existe bel et bien un théâtre en Algérie», indique notre confrère et ami feu Sid-Ahmed Hadjar. Par ailleurs, il y a lieu de relever que la célèbre pièce de théâtre «132 ans» continue de subjuguer le public, plus d'un demi-siècle après sa première présentation, dernièrement à Médéa. Ce chef-d'oeuvre du 4ème art qui a marqué le début triomphal du théâtre algérien post-indépendance, a été fortement applaudi par le public lors d'une représentation récente, au complexe théâtral du centre universitaire de Médéa, à l'occasion des festivités de la Journée de l'étudiant et la Fête des mères. La troupe théâtrale de la direction générale de la Protection civile, qui a su traduire toute la force du texte d'origine, à travers une superbe prestation chorégraphique, a eu droit à une forte ovation qui rappelle les grands et inoubliables moments qui ont empreint le parcours du théâtre algérien. A ce jour, le théâtre-document dont Kaki est un de ses fidèles interprète nous fait penser à ses multiples oeuvres dont «132 ans», une fresque historique complète, écrite juste après le recouvrement de la souveraineté nationale, revient sur les grands événements historiques qui ont marqué la période coloniale. Ould Abderahmane Kaki a choisi cinq dates symboles chargées d'histoire, dont le cheminement à Abouti, 132 ans après, à la libération du pays du joug colonial, à savoir l'insurrection de l'Emir Abdelkader, suivie de la glorieuse épopée de la résistance populaire, l'enrôlement des Algériens au sein des troupes coloniales lors de la Première Guerre mondiale, les événements tragiques du 8 Mai 45, puis le déclenchement de la Révolution de Novembre 54 et pour clore le long chapitre de la présence française sur le sol algérien et enfin l'avènement de l'indépendance. Le nombreux public venu apprécier cette production théâtrale a pu revivre à cette occasion une succession d'événements historiques ayant marqué la glorieuse Guerre de Libération nationale. Kaki va, entre les années 60 et 62, préparer également deux autres spectacles «132 ans» et «Peuple de la nuit» qui seront donnés simultanément le 19 Mars 1962. Le 08 juillet 1962, trois jours après la célébration de l'Indépendance, Mustapha Kateb, en tournée à Oran, avec le Serment d'Abdelhamid Raïs donné par le théâtre artistique algérien, invite la jeune troupe mostaganémoise à se produire, la veille du 1er Novembre, à la salle Atlas (ex-Majestic), avec ces deux spectacles qui connaîtront un grand succès. RECONNAISSANCES Entre janvier et mars 1963, Kaki est chargé respectivement des théâtres d'Oran et de Sidi Bel-Abbès. Il montera «Afrique en I». Une année après, c'est la reprise de Diwan El-Gharagouze. Avec ces deux pièces, il découvre l'importance des lumières, des projecteurs, de la musique, des décors, des rideaux. Une préoccupation qu'il illustra notamment dans «Avant Théâtre» qui fera en 1964, comme Diwan El-Garagouze, une tournée triomphale en France et en Europe. En 1964, il donnera aussi El-Guerrab Wa Salihine (le porteur d'eau et les trois marabouts) une oeuvre intense qui mêle la tradition, la légende populaire, notamment maghrébine, à l'esprit Brechtien travaillé, adapté. En 1965, il écrira «Les vieux». Cet admirateur d'Artaud et de son théâtre de la cruauté, d'Elia Kazan, de Lee Srtasberg et de l'Actor's Studio n'oublie surtout pas l'influence déterminante de la culture orale et le Chi'ir El-Malhoun qui joue un rôle important dans son écriture, notamment dans sa pièce Béni-Kelboun (1973) tirée d'une légende de son enfance. Ami, entre autres, de Mohamed Boudia et d'Abdehalim Djilali le fondateur du Festival national du théâtre amateur de Mostaganem, Kaki qui a connu les grands du théâtre maghrébin comme Tayeb Saddiki, Ali Benayad et Moncef Souissi sera lauréat, en 1964, du premier festival maghrébin de Sfax avant de recevoir, en 1987, la médaille d'or du festival arabo-africain de Tunis. Ould Abderahman Kaki reçut la médaille d'or du théâtre de la recherche, décernée au Caire, en 1990, par l'Institut international du théâtre aux maîtres de cet art en Europe et dans le monde. Outre le théâtre, il s'intéressa également à la littérature : l'une de ses nouvelles intitulées «Le petit bonhomme à lunettes» a été publiée une année après son décès, il y a 14 ans, indique nos sources.