Lorsque des amis nous avaient demandé de parler de Afif Din de Terny, nous avions décidé de partir sur les traces de ce savant. Nous ne savions pas qu'il nous fallait entamer une compilation vaste et passionnante, destinée à consulter le plus grand nombre de textes, les réunir pour finir par les organiser de manière à offrir au lecteur un tout cohérent qui pourrait éveiller son intérêt. Pour découvrir et comprendre ce personnage fascinant, ensemble, remontons le cours de l'histoire : Au début du XIIIème siècle, on assista à une recrudescence du mouvement des intellectuels andalous et maghrébins vers l'Orient. Au facteur traditionnel - le pèlerinage - venaient se greffer les conséquences de la reconquista aggravées par la défaite des troupes almohades en 1212 (à la suite des revers subis à la bataille de Las Navas de Tolosa). A vrai dire, ils furent nombreux ceux qui, ne voulant plus retourner vers leur patrie d'origine, se fixèrent pour la plupart en Egypte plus précisément à Alexandrie «où tous les moyens étaient mis en oeuvre afin de faciliter leur accueil et leur installation». En réalité, «ce furent les écoles et les couvents fondés par les gens d'études et de piété» qui attirèrent les migrants venus des contrées les plus lointaines. Encouragés et protégés, un certain nombre d'entre eux, hommes de lettres et de science, vont s'illustrer dans différentes disciplines. Cependant, leur présence fut assurément plus perceptible dans les milieux soufis. A titre indicatif, rappelons que sur les 155 chaykh mentionnés dans l'ouvrage consacré à cette question par Safi al-Din, 33 sont Maghrébins et 27 Andalous, disciples d'Abû Madyan, d'Abû Yâza, d'Abû Saydabûn, d'Abû el Hassan Ech Chadhily, entre autres, lesquels contribueront largement à l'essor du soufisme oriental ! Qui est Afif Din Tilimsâni ? Issu d'une famille d'auguste lignée, les grandes maisons des Béni-Ournid, protecteurs de Tlemcen, - lesquels furent, avec leurs cousins les Béni-Snouss, les Béni-Ouacine, les Koumia, ainsi que leurs alliés les Oulhaça, des fondateurs d'empires, il est né en 1213 dans les environs immédiats de l'antique cité médiévale au soir de la dynastie almohade. A cette époque déjà, les mosquées pr incipales de Tlemcen, notamment celle d'Agadir comme celle de Djamaâ el Kebir, étaient des centres de rayonnement scientifique et culturel réputés à travers le Maghreb musulman. Ses études primaires traditionnelles sitôt achevées, le jeune Afif dut suivre les cours des maîtres qui enseignaient dans ces deux prestigieuses institutions. A cette occasion, il aurait, sans nulle doute, tiré avantage des leçons dispensées par les disciples du grand imam Ibn el Maraâ, qui professa durant deux ans la théologie scolastique à la Grande Mosquée. Toujours est-il que l'adolescence à peine entamée, cet esprit précoce décida d'entreprendre une fabuleuse siyahâ ! Celle-ci, sorte d'épreuve sans cesse renouvelée, consistait pour le soufi, autant en celui de découvrir qu'en celui de connaître : c'étaient de longues «pérégrinations pour parcourir la terre afin de méditer sur le spectacle des vestiges des siècles et des nations passés» (Ibn Arabi, Futuhat II, p.35 ). Ces voyages «avaient également pour but de rencontrer les Aouliya de son époque, de profiter de leur baraka et de leur science, de connaître les différentes catégories d'hommes spirituels qu'il rencontrera...». Ce fut tout naturellement qu'on trouva le jeune Afif en Egypte, où il fréquenta les mosquées et les médersas, cherchant la compagnie de professeurs et d'enseignants en mesure de satisfaire sa soif de connaissance et de savoir. A l'évidence, son périple à travers l'Orient l'amena à visiter plusieurs pays, se fixant pour quelque temps dans les villes où il pouvait trouver grand profit dans les cours de ses maîtres, «d'affermir sa personnalité en trempant son âme dans les épreuves !». Il se dirigea ensuite vers le nord pour finir de rejoindre la Syrie, qu'il ne tardera pas du reste à quitter. En effet, ce sera en Anatolie, plus exactement à Konya, où il séjournera le plus longtemps puisque, nous dit-on, il y effectuera plus de quarante kheloua - ou retraites mystiques prescrites par l'Envoyé de Dieu ! Durant cette période de sa vie, Afif Din accomplira, comme il convient, le devoir du mourid : il «ornera son être extérieur des connaissances et de la vertu» tandis que « son être intérieur approchera les secrets de la réalité et la modalité pour suivre la Voie» grâce à la «guidance et à la bonne direction» des chaykh !.. D'après les indications que nous avons relevées, Tilimsâni avait un goût prononcé pour les voyages : il se déplaçait sans cesse de Konya à Malatya, en Anatolie, de Syrie en Irak ou en Egypte... De la sorte, il se forgea de solides relations non seulement avec les milieux soufis, dont il recevait l'héritage spirituel, mais également les udabâ avec lesquels il pouvait partager certaines affinités pour sa propre érudition littéraire. Rien de surprenant à cela puisque, d'une part, il venait d'un pays paradisiaque prédestiné à la beauté (les Romains l'avaient appelé Pomaria, puis les Almoravides en firent le boulevard de leur empire) et d'autre part, nombre de soufis de l'Occident musulman s'adonnaient à l'adab, tel Abû Madian dont l'oeuvre poétique retrouve, avec chaque génération, une nouvelle jeunesse ! Et dans ce domaine Afif Din excellera ; au demeurant, la plupart de ses biographes louent la valeur de sa poésie mystique jusqu'à ses adversaires qui lui reconnaissent ses immenses talents poétiques ! En Anatolie, à Konya, Afif se liera d'amitié avec un jeune homme de son âge, Sadr al Din Qûnawi, dont la noble affection et le long compagnonnage auront des conséquences décisives sur ses orientations et son développement. Manifestement, il furent très proches jusqu'à vouer l'un à l'autre une estime indestructible ; nous y reviendrons par la suite, pour l'heure, nous essayerons de voir comment ces deux jeunes gens s'étaient trouvés au coeur d'événements que l'histoire ne réserve qu'à des êtres d'exception ! Cela étant, revenons quelque temps en arrière afin d'apprécier les lois immuables de la vie et leur corollaire sur le devenir des personnes : en 1204, à la Mecque, une solide amitié prit naissance entre Majd al Din Ishâq al Rûmi l'Iranien, représentant d'une famille aristocratique, et l'Andalou Muhyeddin Ibn Arabi chaykh al akbar ! Ce lien revêtait une importance singulière dans la mesure où il semblait régler d'avance la destiné - c'est-à-dire la suite et l'enchevêtrement d'événements importants dans l'existence de deux êtres : Qûnawi, le fils de Majd al Din et Tilimsâni, poète mystique et modèle de dévot dans la hiérarchie initiatique du Tasawwuf ! Madj al Din fut, avant tout, un homme d'une grande piété, avant d'être un haut dignitaire du royaume Seljukide d'Anatolie (partie orientale de la Turquie). Bien évidemment, sur l'invitation de son ami, chaykh al akbar séjournera à Malatya et à Konya entre 615 et 618 H. «Après la mort de Majd al Din nous savons qu'Ibn Arabi épousera sa veuve et deviendra ainsi le père adoptif du jeune Sadr al Din Qûnawi (né en 1211), qu'il couvrit de sa bienveillance et de son affection jusqu'à en faire, le moment venu, son disciple de prédilection». En plus de l'attention que lui accordait chaykh al akbar, ainsi que la formation qu'il reçut dans le contexte religieux et historique de l'époque, Qûnawi fut également lié - sur recommandation de son maître et tuteur - à Awhad al Din Kirmani (mort en 1238) ainsi qu'à Djalal al Din Rûmi (mort en 1273) dont il subira l'influence. Il est intéressant de noter que la plupart des spécialistes du soufisme s'accordent à dire que Qûnawi fut non seulement un théoricien et un interprète de la doctrine akbarienne mais également un maître spirituel, un «héritier akbarien» qui « occupera la place principale de transmetteur de la doctrine du chaykh al akbar ». Ecrivain prolifique, il sera l'auteur de vingt-cinq ouvrages «et son oeuvre marquera d'une empreinte indélébile tout le développement ultérieur de l'école d'Ibn Arabi» ! Son compagnon et disciple Afif Tilimsâni alors qu'il était âgé de vingt-quatre ans, allait vivre, en 1237, un événement d'importance capitale «dans la progression de son accomplissement spirituel». En effet, il fut invité à se joindre à Qûnawi afin d'assister à une audience des Futûhâts d'Ibn Arabi (sama' N°12 des Futûhâts) en présence des grands noms du Tasawwuf à Damas dans la demeure du Chaykh al Akbar (Dans cette même maison, six siècles plus tard Mahieddin El Djazaïri, l'Emir Abdelkader habitera ; il y consacra une partie de son oeuvre à Ibn Arabi son maître spirituel). Par ailleurs, si l'on s'appuyait sur les témoignages de ses contemporains, on saisit aisément pourquoi Afif Din Tilimsâni jouissait d'une certaine considération dans les milieux soufis. «Doué d'une grande intelligence il faisait preuve de clairvoyance et de lucidité». Sa pénétration d'esprit lui permettait de « voir l'essentiel, de saisir profondément, de ne pas s'arrêter à la surface, à l'apparence des choses». De surcroît, son adhésion à la Voie «ajouta à sa faculté de concevoir ce qui semblait obscur et caché, de connaître la vérité en dépit des obstacles et quelques précautions qu'on ait prévu pour la soustraire aux regards... Il possédait au plus haut point la capacité d'examiner de réfléchir et de comparer, rien ne pouvait échapper à son subtil entendement, de sorte que ses brillantes qualités plaisaient plus qu'elles n'étonnaient !». Aussi, rien de surprenant qu'il finisse d'occuper une place prépondérante parmi l'élite intellectuelle arabe. De Sadr al Din Qûnawi, dont il devint l'ami et le disciple il était un compagnon inséparable avec lequel il partageait son temps, surtout depuis la mort d'Ibn Arabi en 1240. A travers plusieurs pays qu'ils visitèrent ensemble, Tilimsâni nouera des relations ou forgera des amitiés avec les grands chaykh du Tasawwuf. Ce fut ainsi, qu'au milieu du XIIIème siècle, il allait faire une rencontre décisive à la suite de laquelle «il s'engagea dans un choix catégorique résultant d'une détermination réfléchie et ferme !». «Lorsque chaykh Qûnawi accompagné de son disciple Tilimsâni arrivèrent en mission (rasûlan) en Egypte, ils rencontrèrent Ibn Sab'in qui venait du Maghreb. On demanda par la suite à Ibn Sab'in: - Comment as-tu trouvé Qûnawi ? - Il est d'entre les hommes de réalisation spirituelle (min al muhaqqiqîn) mais il y a avec lui un jeune homme plus sagace que lui !». Cette entrevue eut lieu en 1251, date à laquelle Ibn Sab'in entra en Egypte ; il partira ensuite définitivement pour la Mecque en 1254. Il y aura bien entendu d'autres rencontres entre Afif Din et Ibn Sab'in, soit durant le séjour de ce dernier au Caire, soit à la Mecque puisque Tilimsâni deviendra le disciple puis le gendre d'Ibn Sab'in. Ouvrons ici une parenthèse ; le soufisme en Occident musulman - Maghreb et Andalousie - s'est développé à partir de trois courants : - Le premier, certainement le plus ancien, fut inspiré par trois chaykh remarquables, Ibn Baradja Abû Al Hakam Abd Al Salam, enseignait à Séville ; il fut accusé par les clercs Almoravides de prétendre à l'imama ; emmené en captivité à Marrakech, il mourra assassiné en 1141. Son ami Ibn El Arif convoqué également par le sultan Ali Ben Youcef Ben Tachfin sortit indemne de l'entrevue avec les Fouqaha du prince, mais trouva mystérieusement la mort quelques jours plus tard.- Ensuite, un autre soufi Ibn El Kissi était assassiné en 1151. De ces maîtres que nous venons de citer ce fut incontestablement Ibn El Arif qui influença le jeune Ibn Arabi, grâce à son disciple Abdellah el Kalafat, de Malaga, que fréquenta Chaykh al Akbar entre 1193 et 1198. - Le second, inspiré par Abû Yaza' - mort en 1177 - puis par Ibn Hirzehem - mort en 1165 - ensuite par leur brillant disciple Abû Madyan - mort en 1197 - et finalement illustré par Ibn Arabi - mort en 124O - - Le troisième courant, plus marginal en apparence, est représenté par Bou Abdellah Echoudhy el Achebily (Sidi Haloui), mort assassiné à Tlemcen au début du XIIIème siècle. -Intéressons-nous à ce dernier courant : Sidi Haloui fut un savant hors du commun qui compte parmi les saints les plus vénérés du Maghreb. Il eut pour disciple l'Imam Abû Ishâq Ibrahim Ben Dahâne El Aoussi, plus connu sous le nom d'Ibn El Maraâ. Celui-ci, illustre dévot, après avoir longtemps voyagé se rendit à Fès où il suivit les leçons d'Abû Hacen Ben Djoubeïr et surtout du fameux chaykh Ibn Hirzehem. Venu à Tlemcen Ibn El Maraâ rencontra Sidi Haloui qui était, dira-t-il à son propos : «Le coryphée des contemplatifs, la couronne des réels amis de Dieu, le prince des hommes vertueux et l'un des plus grands dévots mystiques». -Il allait vivre aux côtés de son maître pendant deux ans, durant lesquels il recevra toute la science qu'il enseignera par la suite ; du reste, il aimait souvent répéter à ses disciples : «Oui, toutes les choses que vous m'entendez dire quand je traite une question quelconque sont le fruit de mon assiduité auprès du chaykh (Haloui)». A suivre