Plus qu'une évocation, «De Pomaria au jardin de France», paru aux éditions Thala, est un émouvant témoignage, racontant superbement et sans excès une tranche de vie fourmillant de mille et une histoires. Merad Boudia Kheir Eddine, l'auteur, dissèque son ouvrage en neuf chapitres même si le lecteur peut également, à sa guise, le départager en deux grandes parties. Six premiers chapitres, sous forme d'essais historiques et sociologiques, consacrés, sans grande prétention vaniteuse mais avec un grand amour, à la ville de Tlemcen qui a porté pendant un temps le nom méconnu de Pomaria : d'où le titre de l'ouvrage. Il relatera, tour à tour, la filiation de sa famille et quelques fragments épars de ce Tlemcen bien enraciné qui, le temps de quelques évocations, ressusciteront l'Andalousie à tout jamais perdue et ses jardins suspendus, les fontaines intarissables, saints vénérés, légendes soutenues, les batailles perdues, la vie en communauté... et ses joies retrouvées. Après cette incantation, mêlant sublimation et tristesse d'un passé à jamais englouti, l'auteur s'attaque longuement à la vie en noir et blanc de l'entre-deux-guerres. Le récit prend la tournure de la somptuosité et de l'éclat de deux extrêmes juxtaposées. Misère, dénuement et laideur d'une vie des plus dures à mener côtoyant orgueilleusement l'obstination d'un peuple irréductible. L'école, l'enfance toujours heureuse, les études semées d'embûches érigées par un système structurellement ségrégationniste et le nationalisme en éveil. La guerre de libération qui éclate : le chaos, les assassinats sommaires, les attentats, la torture, le maquis à 17 ans, des fois le bon hasard qui sauve... et la révolution en marche. L'auteur qui raconte sa vie et celle des siens, en deuxième partie du livre relate les conditions de son départ pour la France en 1957, la vie à Paris en premier lieu où se mêlent joie et angoisse. Joie de déambuler au boulevard St-Michel et côtoyer une jeunesse désinvolte et angoisse de devoir continuer à survivre au milieu d'un environnement hostile et harponné jusqu'à la paranoïa par le couvre-feu et les ratonnades. Le récit sur le sujet est truffé d'anecdotes malheureuses et heureuses tout à la fois. Malheureuses quand l'auteur rencontre le racisme dans toute sa laideur et heureuse quand des petites gens : Français de souche, au-delà des clivages, manifestent leur compassion au jeune auteur perdu entre dortoirs désertés et pensionnats isolés. La reprise des cours à Chartres, avec ses joies et ses peines, et l'entrée à l'université de Tours. Cette partie de l'oeuvre est à considérer comme un roman car l'intrigue est omnipotente et fourmille également d'une multitude de renseignements sur certains fragments de la révolution que l'Histoire officielle ne veut toujours pas aborder. L'engagement des étudiants, le soutien logistique, les débats, parfois les bagarres au nom et pour la cause qui vit du battement de millions de coeurs d'Algériens suivant pas à pas les événements et leurs soubresauts. Le bout de la nuit ou le début de l'aube. De l'autre côté, l'auteur pondéré et pas du tout manichéen, pris entre les deux faces de Janus saura rendre ce qui est juste dans la continuité à la France des Lumières et de ses humanistes qui, de Henri Alleg jusqu'à Jean-Paul Sartre, en passant par les réseaux de soutien, ont su faire entrer par effraction la question algérienne dans le débat sociétal de l'époque jusqu'à faillir provoquer une guerre civile et l'avènement d'une nouvelle République. L'auteur revisite avec grande émotion, mais humblement, le lecteur le ressent, cette partie de sa vie et de la vie d'une nation en devenir. Réussissant bien dans les études, l'auteur achève son récit avec son retour en Algérie après l'indépendance... l'on ne saura pas plus. Un livre écrit dans la simplicité par un homme qui a tenu à témoigner de son propre gré. Ce livre qui n'est pas un «bateau ivre» est en fait une tentative de compréhension et surtout d'interpellation du pays d'Anatole France qui ne veut toujours pas assumer son passé pour se libérer ainsi de ses démons.