Le deux et trois juillet passé, j'étais dans le petit village du saint Cheikh Al Haddad dans la région de Béjaïa. Au mausolée de Cheikh Al Haddad, j'ai entendu les vieux d'hier dire les uns aux autres: ils ne nous connaissent que s'ils ont besoin de nous. Ah, bien sûr, quand il fallait les cacher pendant la Révolution, les nourrir, ils savaient nous trouver. J'ai aussi entendu les vieux de demain dire aux vieux d'aujourd'hui: tout de même vous avez fait votre devoir, vous méritez tout le respect et nous reconnaissons votre bravoure. Rappelez-nous, s'il vous plaît, le devoir de nos fils. J'ai entendu une fois de plus les jeunes d'hier dire: regardez-les ces jeunes d'aujourd'hui, dès qu'ils peuvent ils ne pensent qu'à repartir. Repartir... vers la mer... Cet acte est amer. A défaut de repère, au-delà de la mer, nos jeunes cherchent leurs repères. D'où vient cette idée étrange ? D'où vient cette idée de fuir le pays ? Corps et âme détachés ! Corps ici et âme ailleurs. Perdus dans le flou et l'improvisation, ils essayent de choisir entre rester dans un ici incertain ou s'évader vers un ailleurs peu probable ! Ces paroles m'ont touché au coeur. Je ne suis pas de ceux qui critiquent mais je suis de ceux qui constatent. J'ai été à l'école et j'ai bien appris la leçon du jeune dans les vers de Corneille: Je suis jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées La valeur n'attend point le nombre des années. Tout s'est effondré, tout ce qui a soutenu ma longue carrière d'éducateur à l'université: patrie et démocratie solidement unies dans mon coeur, progrès, science, technologie, tout cet idéal sincère que j'avais servi de mon mieux. J'évoque aujourd'hui les heures lourdes où le désespoir règne partout dans ma chère patrie. Je sens le dégoût et le désarroi qui rongent les esprits de nos adolescents. La mauvaise foi se développe et comme chaque année nous en suivons son progrès avec un sentiment de peur sans limite concernant le devenir et l'avenir de nos enfants. Nous ne pouvons plus retrouver nos points de repère habituels: sagesse, honnêteté, dignité, intégrité, justice, franchise et honneur. Je me rappelle comme si c'était hier: ces repères étaient bien algériens. Entre le mal et le bien nos coeurs se déchirent, entre le bon et le mauvais nos âmes s'égarent. Nos yeux n'ont plus le pouvoir de distinguer le grain de l'ivraie. Le médiocre trouve sa place dans un système sclérosé par la corruption. La compétence se cherche une vie meilleure dans un monde ailleurs. Dans le vide où notre esprit se cherche, d'autres repères se sont installés: argent, pouvoir, despotisme, absolutisme, délinquance, égoïsme, mal, mensonges, déshonneur, drogue et lâcheté. Ces repères étaient peut-être chez nos voisins mais pas chez nous. Le rythme lent de la loi et la mal formation du citoyen renouvellent chaque jour des positions chimériques des soi-disant «nouveaux repères». Les qualités nobles et les valeurs humaines glissent dans un monde malsain et malin où les affaires et les intérêts imposent politiquement leurs frontières. Dis-moi combien tu possèdes, je te dirai qui tu es ! Au-delà des limites morales, des poches se remplissent trop vite et des âmes se vident de toute qualité humaine. Le cynisme frise l'impudence. Une atmosphère lourde de suspicion, de silence, de colères sauvages, de haine couvre notre pays: que cela finisse vite et Dieu nous protège ! Au pays des miracles, le mensonge est symbole de souplesse pour ne pas dire noblesse. Quelle honte ! Un responsable âgé de plus de 75 ans ment et nous présente la démagogie comme une science moderne. Chez cette personne, mentir signifie respirer. Une autre plus âgée que lui s'improvise docteur aux Lieux Saints ! Entre la solidarité et la religion, le mensonge fait bien connexion. Hélas ! Et mille foi hélas ! Les âmes bien nées s'adossent aux murs et les vieux menteurs reviennent au galop. Plus de têtes bien faites ! Plus de «nez», symbole de fierté ou d' honneur, chez les Algériens. C'est le monde du magot. L'argent parle et le peuple aboie. C'est la crise ! Les têtes carrées nous font comprendre que les têtes rondes n'existent plus en Algérie. C'est le temps des têtes carrées; ceux qui répètent à longueur de journée: Son Excellence le Président sous les feux des caméras et le bruit les ondes sonores ! C'est le temps des flatteurs. C'est le temps de la leçon du fromage, à la manière de La Fontaine. C'est le temps du sans mentir, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. Tout ressemble à rien dans un pays détruit par le sectarisme et le charlatanisme. De rien on fait un tout, où «tout ne fait rien». Dans le royaume de Don Quichotte, l'improvisation est devenue discours de la méthode ! Le superficiel remplace le profond. Dans la classe politiques des suivistes: je suis (j'accompagne) est synonyme de je suis (j'existe). Dans la république de l'absurde, la vie des jeunes Algériens n'est pas chère. Elle se noie au large des côtes algériennes et s'enterre dans le liquide. Que se passe-t-il dans mon pays ? L'argent vous fait paraître et le liquide vous fait être. Parfois même Je me demande si ce peuple a bien fait une révolution et si Ali la Pointe au tatouage 'Echeddah fe Allah' est vraiment algérien ? Dans le monde de l'être, les uns disent que notre ami est de bonne race et même de bonne foi. Il est de ceux qui se souviennent et reviennent. Mais dans le monde du paraître, les autres pensent de lui autrement. Ils pensent que notre ami semble avoir retrouvé une seconde jeunesse. Il est partout, contrôlant tout, donnant des conseils et ordres. Entre ces deux tendances, des lâches profitent. Je connais les uns et j'entends parler des autres. Les malheurs de notre pays n'ont d'autres causes que le déclin de la morale sans oublier la montée en flèche de l'ignorance. L'argent a tué la morale et l'ignorance a créé des tartuffes modernes. L'esprit de paraître et la mentalité de jouissance dominent l'admiration algérienne. L'avoir et le paraître ont effacé l'être. La classe politique est faite de nouveaux riches qui ignorent toute loi et contrôlent l'administration. La dernière nouvelle parle des arrivistes et des fils de harkis qui s'improvisent patriotes ou révolutionnaires. Les sorcières, les voyantes et les magiciens sont pris pour des visionnaires et donnent conseils. Résultat: à force de répéter un mensonge, il devient vérité. Dès 1983, je le disais a mes étudiants: «Le luxe de façade ne va pas durer longtemps, ça finira mal dans notre pays». Et quand le malheur est arrivé en 1988, le désordre, la «pagaille» ont fait surface. On ne savait pas s'il fallait pleurer notre passé glorieux ou accepter avec honneur la jouissance de notre mauvaise gouvernance. Les «combines», le gaspillage des deniers publics, le vice des affaires dessinent bien l'état du lieu où nous vivons. La vieillesse maudit la jeunesse. L'ignorance insulte le savoir ! Le silence règne et tout le monde trouve son compte. Le peuple a perdu la façon de raisonner, sans dire la raison. Le bilan final indique: la sommation des raisons individuelles est trop inférieure à la raison collective. L'égoïsme nie la raison universelle. Bien sûr, notre homme de base était jeune autrefois. Je le dis et sans arrière-pensée, les jeunes d'autrefois étaient fiers de leur élégance algérienne. Leurs pères, leurs maîtres et leurs cheikhs ont bien façonné cette élégance. Eh bien ! La vie avait un sens autrefois. A quarante ans, on est encore jeune en Algérie. On cherche un boulot. On cherche un appartement et une femme pour établir un foyer. Ici gît la problématique algérienne. Dans le vide, les paroles s'atténuent mais dans le silence les bonnes paroles se propagent. En physique des ondes, on nous a appris que les gens normaux sont sourds dans le vide. En conclusion: même si les jeunes d'autrefois ne cèdent pas la place aux jeunes d'aujourd'hui, ce phénomène ne va pas durer longtemps. L'Eternel n'est pas humain. L'Eternel seul est Seigneur. Seul il est dominateur sur les Algériens. Une chose est certaine: l'Algérie de demain n'est pas pour ceux qui étaient jeunes en 1962. *Maître de conférences