Depuis l'Indépendance, les communions générales, ces moments où l'on sent qu'un lien magique unit la presque totalité des Algériens, ont été plutôt rares. La victoire du dix-huit novembre dernier à Khartoum fait partie de ces instants euphoriques où le temps semble être soudain suspendu. On pourrait, non sans raison, ironiser sur le caractère puéril et démesuré d'une telle joie nationale et répéter à l'envi, la bouche pincée, que les peuples se font toujours duper par un peu de pain et des jeux. Ce serait ignorer la force du football et sa capacité à traduire les attentes d'un peuple ou d'une société. Quelles sont les leçons de cette rencontre et de l'agitation multiforme qui l'a entourée ? Ne perdons pas de temps avec les considérations sur le jeu et la tactique. A l'exception du but, combien sommes-nous à nous souvenir du match ? En réalité, l'enseignement le plus important est extra-sportif : la jeunesse algérienne est en quête d'une grande cause mobilisatrice que seul le football a été capable de lui offrir. Les tribulations de nos supporters, du Caire à Khartoum, ont quelque chose d'épique. Ces gamins sans passeport et qui, pour certains d'entre eux, n'avaient jamais quitté le sol national ; ces chants durant les entraînements des Verts où les galeries scandaient « n'ayez pas peur, nous sommes là pour vous protéger » ; cette émotion générale qui a traversé le pays et irrigué les veines de la diaspora, de Montréal à Abou Dhabi en passant par Gaza et bien sûr par Marseille et Paris ; l'indignation et l'incompréhension face au déchaînement des télévisions satellitaires égyptiennes : voilà autant d'ingrédients qui pourraient alimenter une chanson de geste moderne. De Khartoum, il faudra aussi retenir le courage et la générosité de ces supporters algériens. Ils furent le douzième et même le treizième homme. Cela peut être une satisfaction mais, pour autant, tout observateur avisé ne peut ignorer que cette énergie ne se satisfera pas longtemps du seul football. Elle aura besoin d'autre chose et très vite. A défaut, ce potentiel se réalisera autrement et pas forcément de manière positive. Pour être clair, il est urgent que nos dirigeants se rendent compte que la jeunesse algérienne n'en peut plus d'attendre des jours meilleurs. Souvenons-nous seulement de cette jeunesse qui chantait la gloire des Madjer, Assad et Belloumi dans les années 1980 et de ce qu'une partie d'entre elle est devenue par la suite... Il existe un autre enseignement de la rencontre de Khartoum qui permet de faire de cette qualification en Coupe du monde de football une allégorie de la situation actuelle de l'Algérie. Quelle a été la recette du succès ? D'abord, la sélection de jeunes joueurs. Inutile d'insister sur l'importance de ce facteur. Ensuite, la présence à la tête de cette équipe d'un entraîneur expérimenté. Un « cheikh » comme l'appellent ses troupes. Cela mérite réflexion quand on pense au nombre de cadres mis sur la touche en raison de leur âge malgré leur expérience. L'un des drames de l'Algérie est qu'elle semble être en permanence tentée de faire table rase du passé. Pourtant, il n'y a pas qu'en football que la continuité et les cheveux blancs ont du bon... Dans le même ordre d'idée, l'EN s'est aussi qualifiée parce qu'elle a fait appel à des joueurs professionnels aguerris. Le football est ainsi l'un des rares domaines où le recours à la diaspora pour aider le pays ne souffre d'aucun questionnement ni d'aucune entrave. Tout le monde est d'accord et reconnaît cette nécessité. De même, il est évident que ces joueurs, aussi importants soient les sacrifices qu'ils concèdent, n'acceptent pas non plus d'être maltraités par ceux qui font appel à eux, notamment sur le plan des compensations matérielles. Le football algérien a l'intelligence de comprendre que le volontariat a ses limites. Quand donc aurons-nous un vrai débat sur la meilleure manière, non pas de faire revenir les talents algériens qui vivent à l'étranger, mais de les utiliser pour qu'ils contribuent à faire sortir le pays de son enlisement ? A ce sujet, relevons au passage que si l'Algérie se trouve désormais au vingt-huitième rang du classement mondial de la Fédération international de Football (Fifa), elle ne pointe qu'à la cent huitième place dans le dernier rapport sur l'indice de développement humain établi par le Programme des Nations unies pour le développement (pnud). Mais le match à Khartoum a aussi été un moment maghrébin. Voici ce qu'a écrit une personnalité française à ses amis algériens : « Je suis à Casablanca. Je suis tranquille en train de travailler. Une immense clameur surgit de la ville. Inquiet je téléphone à un ami. Il me dit l'Algérie vient de marquer un but. Je continue, tranquille. Une heure après les voitures hurlent dans toutes les avenues. Je téléphone à un ami. Il me dit «Nous avons gagné». Je lui dis «qui ?». Il me dit «ben, l'Algérie !» » Et cette personnalité de conclure : « Le Maghreb existe enfin, je l'ai vu et entendu ». Si la jeunesse algérienne a besoin de cause mobilisatrice et d'une vision pour l'avenir, les peuples du Maghreb réclament l'union. Quand Casablanca ou Tunis explosent de joie lorsque l'Algérie se qualifie, c'est tout sauf anodin. Malgré le temps qui passe, les inepties chauvines de part et d'autre des frontières, l'aspiration à un rapprochement maghrébin - ne parlons même pas d'union - existe encore. Certes, c'est une pulsation presque inaudible mais le football l'a révélée au grand jour et ce n'est pas uniquement parce que les Maghrébins se rejoignent dans le peu d'estime qu'ils ont pour les dirigeants égyptiens et leur valetaille. D'ailleurs, nous devrions aussi réfléchir aux propos de l'un des rejetons du fils Moubarak. « Les Algériens ne sont pas des Arabes », a-t-il prétendu, faisant écho à une présentatrice de Nile TV qui pensait insulter les Algériens en les traitant à la fois de barbares et de Berbères. Curieusement, à lire la presse algérienne, rares ont été ceux qui ont répondu aux délires égyptiens sur la non-arabité algérienne. A l'inverse, la guerre d'indépendance, celle des six jours et de Suez ont plus mobilisé nos plumes attentives à défendre l'honneur national. Question : et si ce fils à papa disait vrai ? Et si, même s'il ne faut guère rêver, le football nous forçait finalement à débattre au sujet de notre identité ?