La dernière visite du général de Gaulle en Algérie, en décembre 1960, a été une occasion, s'il en fallait encore une, aux Algériens de montrer leur attachement indéfectible à leur patrie. Ils estimaient, en fait, qu'il était hors de question de se départir de ce sentiment, bien que les forces coloniales ne guettent que la moindre faille pour les massacrer en toute impunité. Toutefois, à la différence des précédents discours, cette fois-ci le général de Gaulle a parlé d'une future Algérie algérienne qui serait étroitement liée à la France. Ainsi, tout l'enjeu se trouvait dans la formule qui serait choisie le moment venu. Si pour les ultras, l'Algérie devait être française tout en excluant les Algériens, de Gaulle a voulu les associer à la construction de leur pays, mais en liant leur sort à la France. Quant au peuple algérien, il ne voulait adhérer ni à l'une ni à l'autre, bien que leur sympathie penchait indubitablement du côté de la deuxième alternative. Ainsi, deux ans et demi après son retour aux responsabilités, le général a oscillé entre plusieurs positions avant d'en décider de se rendre lui-même en Algérie pour jauger les réactions des deux groupes hostiles, du moins sur la définition de la future Algérie, habitant la rive sud de la méditerranée, les pieds noirs et les Algériens. Accueil répulsif des pieds-noirs Le voyage présidentiel a commencé le 9 décembre à Ain Temouchent. L'accueil des pieds-noirs a été à l'image du climat pluvieux de ce jour-là. Accompagné de ses ministres, Louis Joxe, Louis Terrenoire et des généraux Olié et Ely, le général n'a pas eu peur d'affronter des excités opposés à sa politique. Il a même décidé de défendre crânement le projet qu'il voulait soumettre aux français de métropole, le 8 janvier 1961, sur l'autodétermination de l'Algérie. D'emblée, et avant même son arrivée en Algérie, les pieds-noirs avaient affiché leur opposition à sa visite. Par conséquent, la surveillance des aéro-clubs et des routes a été poussée à son seuil maximal. En tout cas, pour les proches du général, les activistes n'auraient jamais raté une telle opportunité pour porter un coup fatal à celui qu'ils considéraient comme le «bradeur de l'Empire». D'ailleurs, des personnalités hautes placées savaient pertinemment que des militants du FAF (Front de l'Algérie française) et FNAF (Front national pour l'Algérie française) dont faisait partie Jean marie Le Pen et le colonel Thomazo, étaient prêts pour le grand coup. Voila comment Pierre Albert Lambert a relaté la préparation de ces militants et la vigilance des pros gaullistes : «Des perquisitions viennent d'être opérées à Alger après que la police eut intercepté un convoi de trois voitures qui, venant d'Oran bourrées d'armes, se dirigeaient sur Alger. Plusieurs dizaines de jeunes activistes ont disparu de leur domicile, a-t-on appris.» Toutefois, selon le même auteur, des colonels aussi étaient prêts à se mouiller. Ainsi, certains militaires, ultras et certains fonctionnaires ont scellé un accord tacite entre eux pour contrer la politique gaullienne. Car il est un secret de polichinelle que les tracts du FAF, pour appeler les pieds-noirs à manifester, ont été imprimés sur les ronéos du gouvernement général. Cependant, d'Ain Temouchent le 9 décembre à Batna le 13 décembre, des slogans hostiles à de Gaulle ont été proférés par les ultras. Pour rappel, le général a écourté son voyage de 24 heures. Toutefois, lors de ce voyage, bien que le général ait toujours été ponctuel à ses rendez-vous, à Béjaia il n'a pu commencer son discours qu'avec une heure de retard. La raison à cela était qu'à la sortie d'Akbou, les activistes ont répandu des clous dans la chaussée. Le cortège à été par conséquent contraint de s'arrêter pour réparer les roues crevées. Sur la place aussi, les militants ne cessaient pas de chanter la marseillaise pour couvrir la voix du général. Toutefois, le général de Gaulle a tiré les enseignements en ce sens que les ultras ne cherchaient qu'à casser toute dynamique pouvant aider les Algériens à s'émanciper. Mais cette fois-ci ces ultras ne pouvaient plus compter sur un poids de taille : la hiérarchie militaire penchait plutôt vers la politique gaullienne, bien qu'un nombre de colonels ait été prêt à croiser le fer avec le général. Pour ce dernier, Il lui restait une oreille attentive, celle des Algériens, pour peu qu'il entende lui aussi leur envie de sortir du joug colonial. Accueil mitigé des Algériens En effet, du coté algérien, la détermination du peuple à recouvrer l'indépendance du pays n'a pas fluctué tellement. Car, sur ce sujet précis, la position du peuple et celle de ses dirigeants était en parfaite symbiose, et ce depuis le début de la guerre. A Alger, les dirigeants avaient souhaité que les cellules FLN soient mises en sourdine après la répression de la «bataille d'Alger», afin d'épargner les pertes superflues en vies humaines. En revanche, au CNRA (Conseil National de la Révolution Algérienne) de décembre 1959-janvier 1960, le GPRA avait donné l'ordre au conseil de la wilaya 4 de recréer l'organisation FLN à Alger centre. Car le moment était opportun à la reprise des activités. Incontestablement, l'année 1960 a connu la résurgence effective de l'action du FLN. Le point culminant a été atteint en décembre 1960. Ainsi, depuis le début du périple du général ayant commencé le 9 décembre à Ain Temouchent, les Algériens ont brandi les drapeaux vert et blanc à chacune des villes où il a prononcé un discours. Bien que le général ait évité de visiter les deux principales villes, Alger et Oran, les Algériens ont investi la rue pour prouver aux ultras qu'ils défendraient à fond l'indépendance du pays quitte à y mourir. Dans ces deux grandes villes, il y avait même des filles qui ont bravé le risque de périr. Cet état d'esprit des Algériens a été résumé par un ancien maquisard, Chabane Nordine en écrivant : « En cet après-midi du vendredi 9 décembre 1960, brusquement, à la surprise de tous et à l'étonnement du général et de son entourage, ministres et chefs de l'armée, gaullistes ou non, un événement imprévu sans précédent et qui va avoir des conséquences immenses éclate sans crier gare La sortie en masse dans les rues d'Alger, d'Oran, de Constantine et d'autres villes, faisant front contre les ultras de l'Algérie française et contre l'armée soutenant et exécutant le plan de De Gaulle, ni pour l'Algérie française, ni pour l'Algérie algérienne de De Gaulle, le peuple s'était réveillé pour trancher et dire le mot de la fin : le peuple manifestait pour l'indépendance totale, pour l'ouverture de négociations avec le GPRA.» Toutefois, bien que le général ait souhaité une nouvelle Algérie étroitement liée à la France, en cette fin de l'année 1960, force est de reconnaitre que sa politique était plus proche des Algériens que des pieds-noirs. En effet, depuis son premier discours du 9 décembre où il a appelé les Algériens « à prendre des responsabilités algériennes qui correspondent à son importance, à sa valeur », les Algériens de Cherchell, Blida, Tizi Ouzou, Béjaia, Telerghma et Batna ont accueilli le général avec des slogans tels que « Vive de Gaulle, Vive Ferhat Abbas, Négociation, Algérie indépendante, etc. » Ces manifestations revêtaient une importance capitale dans la mesure où leurs représentants ont été désormais considérés comme les dignes porte-drapeau du peuple algérien. En somme, de ces journées de décembre, deux conclusions peuvent être tirées. La première consiste à décrire le bilan des pertes en vie humaine. En effet, en se limitant aux sources françaises, celles-ci ont avancé les chiffres de 112 Algériens tués dont 84 à Alger. Quant aux blessés, ces derniers se comptaient par centaines. Il faut juste rappeler que lors de ces manifestations, les farouches opposants à la politique du général étaient bien sur les pieds-noirs. Pour Gilbert Meynier : «A s'en tenir aux seules évaluations françaises, plus de neuf dixièmes des cadavres étaient Algériens alors même que c'était les ultras qui défiaient la politique gaullienne.» Ainsi, a-t-il poursuivi, jusqu'au bout, la discrimination coloniale continuait à régner dans le sang. La seconde conclusion consiste à définir le poids de chaque tendance. Ces manifestations ont conforté de Gaulle quant à la représentativité du FLN à travers les villes qu'il a visitées. Peu de temps après, il a renoncé à son intention de créer une troisième force en s'appuyant sur des personnalités compromises avec le colonialisme. Ces manifestations ont donné à coup sur un soutien populaire conduisant in fine aux accords d'Evian du 18 mars 1962.