Il y a quelques semaines, réalisant une enquête sur Camus et les écrivains algériens contemporains, j'ai entendu l'un d'eux me faire remarquer que «l'Algérie avait perdu Camus» (*). A ce moment-là, j'ai été tenté de lui faire remarquer que c'était plutôt l'inverse. Comme le souligne l'historien Benjamin Stora, il est très vraisemblable que l'auteur de «L'Etranger» a basculé dans le camp de l'Algérie française après la bataille d'Alger, abandonnant de lui-même son engagement pour une troisième voie que la presque totalité des nationalistes algériens de l'époque avaient fini par juger irréaliste (**). Qu'on le veuille ou non, Camus fait partie de ceux qui ont perdu l'Algérie parce que justement il ne pouvait se résoudre à la voir devenir indépendante ou, du moins, séparée de la France. Certes, on ne peut réécrire l'histoire ni l'inventer. Il est impossible d'imaginer ce qu'auraient été les relations d'Albert Camus avec l'Algérie indépendante s'il n'était pas mort sur une route de France le 4 janvier 1960. Se serait-il «réconcilié» avec les Algériens, notamment les intellectuels qui le critiquaient avec férocité ? Aurait-il décidé de vivre en Algérie, lui, «l'Algérien», que le petit milieu littéraire parisien n'a jamais accepté parce qu'il était né pauvre et de l'autre côté de la Méditerranée ? Et d'abord, comment aurait-il vécu l'indépendance ? La folie meurtrière de l'OAS et le départ massif des pieds-noirs ? J'ai lu nombre d'essais sur cet écrivain mais je n'ai pas trouvé d'interrogations de ce genre. Peut-être sont-elles inutiles, peut-être sont-elles futiles. Il n'empêche, cette mort accidentelle quelques mois avant le cessez-le-feu et l'indépendance de l'Algérie me semble constituer une trame symbolique qui mériterait d'être explorée. Mais revenons à cette affirmation : l'Algérie aurait perdu Camus. Effectivement, à l'indépendance, les choses étaient claires : «Camus restera toujours un étranger pour nous», avait déclaré un haut responsable de l'époque. Terminé, baissez le rideau, il n'y avait plus rien à dire, à moins de provoquer le soupçon des gardiens de la révolution. Oui, mais voilà, comment expliquer ce retour en force, cette passion «camusienne» qui saute aux yeux dès lors que l'on rentre dans une librairie d'Alger ? Et je ne parle pas du nombre impressionnant de colloques et de travaux de recherche autour de l'oeuvre de cet écrivain. N'est-ce pas là une démarche de réappropriation ? Si c'est le cas, il faut convenir que l'on ne cherche à se réapproprier que ce que l'on a perdu. Je note au passage que c'est peut-être en Algérie où l'on a le plus parlé de Camus ces dernières années et où l'on n'a pas attendu la date du 4 janvier pour se souvenir de lui... Cela étant, la question qui consiste à se demander si Camus était Algérien est peut-être légitime c'est elle qui passionne nombre de chercheurs et d'écrivains mais il est possible qu'elle nous entraîne sur de fausses pistes. Et je ne sais même pas s'il est possible d'y répondre de manière définitive. Il est évident qu'il sera difficile de réconcilier les deux camps : ceux qui, comme jadis Kateb Yacine, lui reprochent d'avoir nié dans ses écrits littéraires les indigènes, et ceux qui retiennent à la fois sa fidélité à sa terre natale, ses engagements intellectuels et la force de ses écrits. Ce qui m'importe, ce n'est pas de savoir si Camus doit être considéré comme algérien ou non. Tôt ou tard, il y aura une rue dans le pays qui finira par porter son nom, peut-être même un lycée, voire une bibliothèque ou un centre culturel. Il y aura certainement des protestations de la part de certains membres de la famille révolutionnaire héréditaire, mais cela se tassera. Les Algériens savent aujourd'hui qu'apprécier Camus et lui rendre hommage (sans verser dans l'hagiographie intéressée, comme le font certains écrivains algériens installés en France) ne signifie pas une adhésion au hizb França, ni une remise en cause de l'indépendance. Après tout, Camus n'était peut-être qu'un Algérien qui ne pensait pas comme nombre de ses compatriotes... En réalité, la vraie question, c'est de savoir ce qu'il représentait et ce que, par conséquent, nous avons perdu avec sa disparition, mais aussi sa mise au ban. Et pour répondre à cette question, il faut s'attarder un peu sur le cheminement intellectuel de l'écrivain. Un cheminement fait d'engagements mais aussi de nuances, d'hésitations, de faux pas et de contradictions aussi. En somme, ce que nous avons perdu avec Camus, c'est le refus du manichéisme, le refus d'accepter les vérités assénées, les principes érigés en dogme, les certitudes humaines transformées en lois suprêmes. C'est une banalité que de l'écrire mais l'Algérie indépendante aurait gagné à s'inspirer du mode de pensée de Camus. Et dans le rejet persistant vis-à-vis de lui réside, non pas la dénonciation de son ambiguïté par rapport à l'ordre colonial, mais plutôt le refus d'un mode de raisonnement plus ouvert, moins dogmatique, moins définitif. A bien des égards, s'interroger aujourd'hui à propos de Camus et des Algériens permet de se rendre compte que, finalement, les choses n'ont guère changé. L'unanimisme officiel ne supporte ni réserve ni critique et le questionnement personnel, la nuance dans le propos et l'introspection systématique sont assimilés à de la faiblesse, ou pire, à de la trahison. En fait, nous avons perdu Camus parce qu'il nous est encore interdit de réfléchir comme lui. (*) Le temps de l'apaisement. (**) L'emblème d'une Algérie plurielle. Entretien avec Benjamin Stora. Ces deux articles ont été publiés dans Télérama, hors-série : Camus, le dernier des justes, décembre 2009.