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L'insoutenable hogra de la citadelle helvétique
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 15 - 04 - 2010

Alger. Enfin Alger la blanche. Je foulais le sol de la capitale après maintes années de vie provinciale. Et, il est vrai, après quelques heures interminables de train cahotant. Ville devenue mythique pour nous.
En quelques foulées, je sortis de la gare les jambes ankylosées pour prendre les escaliers qui mènent vers le centre de la ville. Arrivé tôt le matin, j'avais devant moi la belle devenue un mystère pour nous, habitants de l'intérieur. Les gens se pressaient pour se diriger vers la sortie. Tohu-bohu matinal des banlieusards. La gare somme toute exiguë pour être abusivement appelée centrale. Sommairement pourvue de quelques guichets et de quelques rares chaises pour figurer dans le classement des grandes gares. Qu'importe, j'y étais. Et pour quelques années j'allais découvrir bien d'autres surprises qui achevèrent mes illusions hier encore vivaces. Arrivé à la Grande Poste, j'ai dû toiser cet édifice qui occupe une bonne surface de la place. Située à l'embouchure de la rue Ben M'hidi et non loin de celle de Didouche Mourad, elle trône avec ses immenses escaliers qui mènent à l'intérieur de ce véritable palais. En pente, tout en bas, le square Saïd où il m'arriva de passer quelques moments lors de mes diverses pérégrinations. En face, les arrêts des bus que j'allais fréquenter assidûment et El Djenina qu'il m'arriva de traverser pour siroter mon café. Tout en haut, le siège du Gouvernement ; un bâtiment datant de l'occupation coloniale avec une grande place servant de parking pour les voitures officielles…
Alger, un bonheur ? C'était le train-train habituel ; la vie universitaire n'était pas des plus enviables. Repas des plus chiches, moyens de transports réduits, amphithéâtres bondés, culture avoisinant le degré zéro, les cités ne prêtaient guère à l'optimisme. N'étaient les quelques rencontres entre amis, la vie aurait ressemblé à une existence frelatée ; ce qui poussait alors bon nombre d'étudiants à se réfugier dans les bras de Bacchus, à l'ombre des discours enflammés de révolutionnarisme à l'échelle nationale.
Depuis, lors de mes retours à Dzaïr El Açima, des souvenirs poignants viennent encore taquiner ma mémoire. Il me souvient ainsi qu'avec deux anciens camarades de promotion de l'ENA, nous choisîmes la Suisse comme pays pour voyager. La Suisse, quelle idée ! Nous savions peu alors qu'elle était un paradis fiscal pour riches. Nous, nous étions issus d'un pays du tiers-monde et avions émis le vœu de visiter ce pays. Un pays de cartes postales pour nous. Nous étions trois. Le voyage nous était offert à la fin de nos quatre années d'études par l'ENA. En récompense de nos efforts. Voyage largement mérité en fait. Mais nous choisîmes par hasard sur les pays proposés lorsque vint notre tour d'élire le pays à visiter. Le choix de la Tunisie ou le Maroc aurait été sans doute plus bénéfique. Nous allions l'apprendre à nos dépens. Pour l'heure, tout guillerets, nous nous préparions pour le jour j. A l'aéroport d'Alger fraîchement baptisé Houari Boumediene, nous languissions d'impatience pour fouler le sol de ce pays alors mythique pour nous. Certains de nos négociateurs pour l'indépendance n'y avaient-ils pas séjourné ? Ainsi d'ailleurs que d'autres personnages illustres parmi les Algériens que l'on continue d'appeler «historiques ». Confiants, nous l'étions. Trop même. Loin de nous douter de ce qui allait nous arriver. Nous espérions assouvir quelque peu notre soif de voir de près ce pays réputé être propre. Nous n'en franchîmes même pas le seuil de l'aéroport. Dès notre descente d'avion, nous fîmes la queue, la chaîne comme on dit en bon Algérien. Après présentation de nos passeports, l'agent douanier nous demanda de nous mettre de côté, ainsi que deux autres personnes d'apparence arabe au faciès. Identité nationale, quand tu nous tiens !
J'eus la désagréable surprise d'observer que beaucoup de passagers d'apparence européenne passaient sans difficulté aucune. J'eus l'appréhension de nous voir, non pas refoulés, mais interrogés. Nous nous disions qu'après explications, nous pourrions sortir ; après tout, nous avions un pécule pour notre séjour de quelques jours. Et nous étions fraîchement sortis de la plus prestigieuse école de notre pays. Peine perdue. Aucun de ces arguments à nos yeux essentiels n'émut le préposé aux douanes. Il nous signifia que nous ne pouvions entrer dans son auguste pays. Dès demain, nous pourrions regagner notre chère patrie. Nous étions refoulés. Et nous passâmes la nuit dans l'aéroport, nos passeports confisqués comme il se doit. Avec nos compagnons d'infortune, nous nous contentâmes d'un sandwich. Nous eûmes l'idée d'appeler notre consulat. En vain. Notre cher consul d'alors ne daigna ni se déplacer, ni dépêcher quelqu'un pour nous écouter et défendre notre cause. Nous réalisâmes, à notre grand regret, que nous étions peu de choses venant d'Algérie. Y compris pour nos représentants. Nous n'étions pas des citoyens au dessus de tout soupçon. Cette triste mésaventure me permit de comprendre que les discours qu'on nous servait chez nous sont plus de la rhétorique qu'autre chose. Et ne me découragea pas de revenir à la charge de la citadelle Europe. Avec l'un de mes compagnons d'infortune, et sur nos propres deniers, nous prîmes le chemin de la Tunisie de Bourguiba, le pays de Habib le bien nommé. Le pays frère. Sans encombre, nous passâmes quelques jours à Tunis. Somme toute, agréables. C'était l'été. Il faisait beau. Nous étions jeunes, frais émoulus. Tunis était une petite ville qui nous rappelait notre Alger. En plus petit. Nos frères tunisiens plus accueillants. Plus inventifs. C'était les années quatre-vingt. Et la Tunisie amie organisait le tourisme comme l'un des piliers de son économie. Au grand dam de nos technocrates et dirigeants qui suivaient leurs lubies de rattraper en quelques années les pays industrialisés.
Nous eûmes l'idée de traverser la mer. Pas à la nage ! Nous ne voulions pas être des harragas avant l'heure. En bateau. Pour nous rendre en Italie. Si l'on peut dire, c'est tout proche. La harga n'était pas encore à la mode. L'Italie du Sud où nos ancêtres durent également se déplacer pour y rester quelque deux siècles et y laisser quelques traces architecturales. Nous jetâmes notre dévolu sur la Sicile. Le mauvais souvenir de l'aéroport de Genève était loin derrière nous. Nous prîmes le bateau. Traversée calme. Nous découvrions la mare nostrum. La vaste Méditerranée. De nombreuses heures. Sans sommeil. La fatigue du matin nous surprit avec la douane italienne. Nous étions de nombreux jeunes. Déjà. Candidats qui à l'exil qui, comme nous, à la découverte de l'Europe. Je rappelai à mon souvenir la langue italienne étudiée au lycée. « Ecco il documente », « Ho denari », criions-nous alors à qui mieux mieux pour nous faire entendre et nous faire admettre au pays de Dante. Après moult palabres et allers-retours du douanier dans un bureau adjacent, celui-ci nous fit signe de sortir. Sans doute convaincus de notre bonne foi, nos passeports d'étudiants et nos quelques devises.
Nous pûmes alors dire adieu à Genève et à la froideur de son accueil. Ville que je finis par voir quelques années plus tard, étant déjà en exil à Paris. Sans rancune, mais sans grand enthousiasme… Notre séjour à Naples et à Trapani nous permit de mesurer la différence d'avec le pays le plus bancarisé au monde. Quelques années plus tard, j'appréciai davantage le film « Pain et chocolat ». Même l'exil d'Européens de l'Italie était difficile dans la citadelle helvétique. Quelques jours de promenade où les statues se découvraient à l'œil nu, dans les rues. Les ruelles de la Sicile, avec les cordes d'où pendait le linge à sécher. Comme à la Casbah ou à El Harrach d'Alger. Ou à Diar En Nakhla de Sétif. Les filles qui, en été, conduisaient leurs motocycles en ville. Les petits restaurants où nous nous sommes rassasiés de pasta italiana et de pizzas. L'accueil chez une famille italienne, puis à l'hôtel. Somme toute une découverte d'un monde qui nous était proche géographiquement. Et d'une certaine façon historiquement.
Roma. Belle, même par chaleur estivale. Le soir, dans les rues et ruelles. Dans les terrasses de café. Moments inoubliables dans la ville du colisée. Et les déambulations dans la ville éternelle. Je pus converser avec nombre d'Italiens. Lire quelques quotidiens. Voir des films en bande originale. Rester tard le soir à voir la ville s'endormir peu à peu. Les feux des cafés proches de la gare centrale demeuraient cependant éveillés. Quel panache ! Merci Rome d'avoir sauvé l'honneur perdu de Genève dont l'insoutenable arrogance à notre endroit me laissa perplexe de nombreuses années. Ville riche des comptes généreusement garnis. Certains de nos dirigeants en savent quelque chose. Commissions d'importation, fruit de surfacturations résultant d'achats alimentaires et autres produits manufacturés, déposées dans des comptes protégés par le secret bancaire qui permet bien des accointances douteuses. Qu'importe d'où vient l'argent, pourvu qu'il y ait l'ivresse ! Les gueux que nous sommes n'y sont pas les bienvenus. Quelle hogra ! Il est vrai cependant que le culte de la personnalité est le stade suprême de la hogra. A la table des preux de la corruption nous ne sommes conviés. Tant mieux pour nous, mais tant pis pour notre économie mise ainsi en coupe réglée par quelques mains expertes dans des officines tenues secrètes.
* Avocat-Auteur algérien


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