Maudits à jamais le système et ses géniteurs nous ayant livrés à la froideur de l'exil, au prix d'une hograinstitutionnalisée La mer d'un bleu magnifique s'étalait à perte de vue. Pour la première fois de ma vie, je la contemplais en vrai. Difficile d'imaginer qu'elle deviendra un lieu de drames pour les candidats à la harga. Depuis le lycée, nous en parlions parfois entre copains. Presque avec dévotion. Ceux ayant déjà eu la chance de s'y baigner en parlaient comme de la huitième merveille du monde. Nous étions un certain nombre à vivre dans les langes de l'indigence et ne pouvions prétendre y aller. La mer et ses plages se trouvaient pourtant à environ soixante-dix kilomètres de Sétif. Mais il fallait compter également avec le problème de l'hébergement sur place, outre que nous étions encore mineurs. Nos parents ne pouvaient se résoudre alors à nous lâcher la bride. En été, il n'est pas rare que la ville soit traversée par de mauvaises nouvelles; untel a été ramené en cadavre chez lui pour avoir plongé sur un rocher ou parce qu'il a voulu aller loin à la nage. Ma mère redoublait alors de précaution. J'étais son aîné. L'un de nos copains étant parti à la plage la plus proche, Souk El Thénine, avec ses frères et amis de quartier, il nous fit signe à moi et à un autre de nos amis pour que nous puissions les y rejoindre ; il a fallu développer des trésors de diplomatie pour que ma mère acceptât. Pour deux ou trois jours seulement. Hébergés dans une tente. Et manger soit un repas froid, soit à la gamelle préparée par l'un de nos hôtes. L'ambiance du groupe aidait à faire fi de ces contingences. Inutile de dire que la plage était bondée de monde. Et chacun y allait de ses jeux, dans un charivari indescriptible souvent sans tenir compte des imprécations du voisin. Difficile dans ces conditions d'espérer se reposer du labeur d'une année. Quant à vouloir vivre quelques moments doucereux avec ses enfants pour les quelques familles présentes sur la plage, c'était rêver. Que de mégots et de boîtes de sardines et autres déchets étaient alors abandonnés à même le sable ! L'écologie n'était pas encore de mode. Ni de ce monde livré aux appétences de la consommation. Le crépuscule annonçait des soirées au son de musiques souvent discordantes. Parfois des orchestres de circonstances attiraient les badauds. Une derbouka et une guitare sèche faisaient l'affaire. Il suffisait alors de taper des mains pour plus d'animation. Et quelques-uns n'hésitaient pas à se lancer dans une danse au rythme de ces sons improvisés. Ce n'était pas le Pérou, mais c'était la mer à portée des yeux. Et puis, c'était l'été. Il faisait chaud. Il faisait beau. Nous étions jeunes. Que demander de plus ? Bien entendu, le mythe de la mer inaccessible était rompu. Plus tard, j'organisai mes vacances au bord de la mer de façon plus substantielle. Pour l'heure, il ne fallait pas bouder son plaisir nonobstant toutes sortes de circonstances. Dans deux ou trois jours, je pourrai dire aux autres copains restés sur la terre ferme j'étais au bord de la mer ! C'était comme rapporter un trophée. Ce fut mon butin cet été-là. Ce ne fut pas la seule première expérience de la vie Lorsque nous étions au lycée, tout un chacun de nous était aux prises avec ses cours. Et pour un certain nombre d'entre nous avec une misère endémique. Nos parents n'ayant hélas que peu de choses à nous offrir. Notre adolescence était livrée aux appétits de la rue, si je puis dire. Peu d'activités culturelles. Pratiquement aucune bibliothèque municipale ou autre pour nous accueillir alors que nous étions pourvus d'une soif inextinguible de lire et d'apprendre. Une fringale. Ce fut un désert. D'autres copains eurent la chance d'être mieux nantis, dans tous les sens du terme. Aisés, ils purent également s'épanouir intellectuellement au sein de leurs familles qui plus est pratiquaient avec eux une tolérance alors possible. Ils pouvaient même organiser des après-midi de rencontres entre eux pour écouter de la musique et danser. Même si les autorités d'alors étaient déjà sur le qui-vive quant à l'ordre moral. Une descente policière sur dénonciation n'était jamais exclue. Il nous arrivait aussi de nous réfugier dans le rêve. Et d'aimer à l'utopie. Voir sa dulcinée de loin. Parfois la suivre sans l'approcher. La promiscuité du lycée Mohamed Kerouani, réservé aux garçons, avec celui de Malika Gaïd pour les filles n'arrangeait pas vraiment les choses. Chacun avait conscience qu'il ne pouvait aller aussi loin qu'il le voulait. Tout le monde se connaissait. Les nouvelles vont plus vite qu'une traînée de poudre. Si telle osait s'afficher avec l'un de nous, elle risquait gros. Jusqu'à lui interdire le lycée. Nous étions prisonniers d'un système social et pédagogique des plus archaïques. Sans doute même des plus répressifs. A telle enseigne que les cheveux longs étaient interdits. Le surveillant général se pointait à l'entrée pour veiller au grain et renvoyait systématiquement ceux parmi nous qui arboraient quelques mèches rebelles. Les internes se mettaient devant les fenêtres grillagées pour suivre les filles dont certaines devaient passer par notre lycée pour pouvoir rentrer chez elles. Avec force gesticulations, certains exprimaient notre frustration d'alors. Rougissantes, elles passaient leur chemin. Et que pouvaient-elles faire ? Prises entre notre éducation moralisante et notre instruction nous prédisposant à peu d'épanchements, elles ne pouvaient transgresser les tabous érigés sur notre chemin sous peine de se voir non seulement exclues de leur scolarité mais même sévèrement réprimandées et demeurer cloîtrées à la maison pour leur témérité. Certaines l'ont vécu dans leur chair surtout lorsqu'elles étaient en face de garçons qui n'étaient pas prêts à assumer leurs actes. C'est dans ce contexte que nous avions passé le cap du lycée. Pris entre la pédagogie chancelante de certains de nos professeurs, dépourvus de toute autorité et de toute capacité pour l'enseignement, et les règles inflexibles du qu'en- dira- t-on des voisins. Comme tout un chacun, j'eus l'heur de connaître quelques-unes de nos camarades de lycée sans cependant nous permettre quelques audaces à ce rite imposé. Il est vrai que quelques téméraires ont osé ce que beaucoup respectaient par crainte révérencielle. Sétif était alors une sorte de gros village où tout se sait. Ces audacieuses et ces vaillants étaient plutôt une minorité de sorte que l'ordre ne pouvait être réduit à néant. Ni même égratigné de quelque manière que ce soit. Triste sort réfléchi par d'autres et appliqué en masse sur nous. Telle une massue. Il est vrai aussi que mai 68 n'était pas loin. La crainte d'épidémie d'idées censées bousculer l'ordre social étouffait toute innovation au lycée. Une seule fois, fut organisé un interlycée entre nos deux lycées. Les filles et les garçons étaient séparés par une rangée pour éviter tout contact. Ce n'était bien entendu pas une lutte de classes, plutôt des classes luttant à peine pour leur existence. L'idée de liberté n'était pas à l'ordre du jour. On s'escrimait à chasser le naturel. Nous fûmes brimés. Châtrés. Génération suicidée. Ecrire de la poésie devint alors un besoin irrépressible, tel un journal de bord. Dès la quatrième. Rimes rebelles. Pour louer ma dulcinée du moment. Pour calmer quelque peu mes ardeurs. Quelle prouesse que les ébats poétiques ! De l'amour platonique. Quelques rencontres fortuites au coin d'une rue. Quelques sourires. Quelques rares gestes de salutations. Discrets signes de tête. Quelques timides paroles. De vagues promesses. De vaines espérances. Désirs émasculés. Horizons obscurcis. Rêves déchiquetés. Broyés, nous étions broyés par une machine invisible à l'œil nu mais constamment présente dans nos têtes. Mentalement, nous étions formatés pour accepter ce credo imposé. Nous devions ostensiblement nous conformer aux règles posées en dehors de notre volonté. Aucune structure ne fut mise en place pour une concertation lycéens-enseignants-proviseur afin d'améliorer nos conditions de travail en classe (bondées alors de quelque quarante élèves), de recueillir nos doléances, de tenir compte de nos vocations possibles (certains d'entre nous ne manquaient pas de talents en tous genres, en témoigne le journal du lycée que nous fûmes autorisés à créer) L'autoritarisme tenait alors lieu de principe directeur pour ceux qui avaient le gouvernail. C'était à l'image de nos dirigeants qui se délectaient alors de légitimité historique alors même qu'ils avaient écarté manu militari les plus à même de s'en prévaloir. On nous servait à satiété des discours à base d'idéologie faussement égalitaire, voire de nationalisme anachronique, comme aurait dit feu Lacheraf. Pendant ce temps-là, nous subissions la médiocrité de nos enseignants dont certains n'avaient visiblement cure de notre instruction, encore moins de notre éducation; rares parmi eux qui ont su éveiller notre intérêt pour les études. Il me souvient de certains d'entre eux qui s'attablaient littéralement sur le bureau et dictaient la leçon du jour, sans autre forme de support efficace. Quasiment, tous excellaient en revanche quant aux interrogations écrites. Le système des examens trimestriels, sous forme de compositions, ne tenait même pas compte des notes obtenues en cours d'année dans ces fameuses interrogations de sorte qu'elles apparurent rapidement comme un moyen des enseignants non pas de tester véritablement nos connaissances mais de nous punir pour un chahut de certains de nos condisciples. Une punition collective pour écarts individuels. Il est vrai que certains excellaient dans cet exercice. Comment, dans ces conditions, pouvait-on espérer faire de nous des foudres de sciences et de lettres ? De la sixième à la terminale, il y eut cependant quelques enseignants qui, leur charisme aidant, nous permirent d'acquérir quelques rudiments de culture. Nous avions collectionné les lacunes, outre que les leçons et autres poésies apprises par cœur en vue d'une bonne note à l'école primaire pour un bon point- furent oubliées au fur et à mesure que le temps passait. Il est vrai qu'au sortir de l'indépendance, il fallait tout reconstruire. Cette explication se suffit-elle à elle-même ? Certainement pas El Jarda. Le jardin de l'Emir Abdelkader. Anciennement jardin d'Orléans. Je m'y réfugiais pour fuir la chaleur accablante de l'été. Pour y lire tranquillement. Que de romans lus à l'ombre des arbres. Que de joutes oratoires avec certains de mes camarades de lycée. La fougue de l'adolescence, jeunesse immaculée. Immature et saine. Enthousiasmante. J'eus à réviser également mes cours pour le baccalauréat. De nombreuses journées à lire et relire. Rabâcher en fait. Nous avions peu d'ouvrages tant en philosophie que dans d'autres matières. Agréables moments tout de même, teintés d'angoisse. L'échec n'était pas permis. Je ne l'envisageais pas. Se couper ainsi du monde pour ses chères études. Un monde qui se gaussait de nous. Hormis les cours de dessin, point de culture au lycée. Ni films à projeter, ni conférences, ni de récitals poétiques. Que du rabâchage en vérité. L'espace d'El Jarda me donnait l'impression d'échapper à cette tentaculaire mainmise sur nos consciences. Entre allées, verdure et arbres. Quelques rangées de plantes, parfois de fleurs. De la simplicité. Le jardinier, père de l'un de mes camarades de classe, s'en chargeait avec amour. Quelle n'était sa colère lorsque l'un de nous prenait des libertés avec son jardin ! Gare à la réprimande à portée de langue. Souvent, c'était le calme. Propice à l'évasion. Quelques rares couples s'y aventuraient. Les quelques salles de cinéma alors existantes étaient pour ainsi dire interdites aux filles, ainsi qu'aux couples. Un monde machiste. La misogynie était la règle. La rue comme les espaces censés être publics étaient plutôt le royaume de l'homme. Particulièrement l'été. Les filles se réfugiaient alors dans les feuilletons égyptiens, parfois américains. Vivre mentalement et par procuration. Il était pourtant loisible d'organiser des activités permettant d'échapper à la morosité ambiante. Il faut croire que nous étions quantité négligeable pour nos dirigeants d'alors. Pour eux, l'essentiel résidait dans l'institutionnel. Mettre en place toutes sortes de structures qui ne manquaient pas de se muer en dédales bureaucratiques. Ayant pour la plupart d'entre-eux crapahuté dans les djebels ou vécu du côté des frontières, ils pensaient sans doute que nous devions vivre ainsi. Du sadisme à l'état pur. Parce qu'ils n'ont pu profiter de leur jeunesse, ils nous privaient de la nôtre. Mais pas celle de leur progéniture qui avait accès à tout. Surtout aux voyages. A un moment où on continuait à nous seriner des discours surannés, à mettre tant de conditions pour l'obtention d'un passeport et à instaurer la fameuse autorisation de sortie. Pour voyager, il fallait le demander à l'Etat qui s'érigeait ainsi en père autoritaire. Si bien que, souvent, je n'avais d'autre choix en été que d'aller à la campagne de mes grands-parents, là où vécut ma mère. Le retour à la terre. Les sirènes de l'exil n'allaient pas tarder à sonner pour nous happer dans les froideurs et la grisaille d'une Europe devenue frileuse et inhospitalière ; de plus en plus soumise au fantasme de l'identité nationale. Un spectre hante le vieux continent : les harragas. Et nous sommes dans la gueule de l'exil par la volonté de ceux qui nous y ont poussés. Maudits soient-ils. * Auteur - Avocat Algérien