Parce que vivant il n'a jamais eu envie d'une datte, que mort on ne lui en a pas offert. Peut-on faire le portrait de Si Mohammed Nekkache sur le seul registre de la biographie officielle et laisser en chemin les valeurs qui ont fondé l'homme et les petites gens, les «sans-le-sou», qui gravitaient autour de lui une vie durant ? Depuis M'dina J'dida déjà, la médecine pour lui, était plus qu'un métier. C'était un art, un don de soi, une offrande divine qu'il redistribuait à ceux, dans le besoin, qui ne pouvaient y accéder par dessein de l'Histoire. Plus tard, bien plus tard en l'évoquant, on parlera de sa pratique de la médecine comme d'un acte de militantisme, une résistance aux ordres établis. L'ordre colonial d'abord, celui peu reluisant qui lui a succédé, malgré l'espoir qu'il offrait ensuite. Parlant peu, pour mieux se concentrer sur les paroles de ses interlocuteurs, il pouvait entrer dans une colère passagère sans haine, ni traces d'amertume en appuyant chaque mot, chaque phrase, par une métaphore puisée dans la sagesse de son peuple, dans sa langue maternelle. Il parlait une langue maternelle aux parfums volés à quelques sourires, gardés au fond de son regard profond sur les choses de la vie. Il aurait pu mener une vie commune, sans saveur, sans odeurs, sans épines, sans pépins. Une vie comme en mènent la majorité des médecins ou hommes politiques, comme lui, gérant une carrière rare pour sa génération, voire inespérée. Il aurait pu piétiner ses principes et s'aligner sur un parcours politique où il lui suffisait de cautionner un virage de cette Algérie indépendante, pour se retrouver dans les grâces des seigneurs. Il aurait pu plier bagages et partir ailleurs, en France ou en Suède pour suivre un chemin d'exil doré, abandonnant son sens de la vie et son sol et les siens. Consommer le mépris que lui vouait le pouvoir né du coup d'Etat du 19 juin 1965 et les satellites qui lui ont succédé. Il a choisi d'écouter l'appel de prénoms arrachés aux profondeurs de cette terre et qui rappellent une ancestralité étouffée par manque d'imagination ou d'images. Au barrage de police qui l'interceptait à la sortie de M'sila, au sortir d'une visite à Ben Bella fraichement élargi en résidence surveillée, en ce Ramadhan 1980, il répondait sans tricher, avec le sourire «je n'ai pas de carte d'identité et on m'a refusé une carte professionnelle.» Mais il déclinait son identité verbalement à ce jeune policier de l'indépendance chargé de le porter sur un inventaire. Celui des opposants comme on les appelait du temps où il y en avait encore. Sous le regard amusé de ses compagnons qui l'accompagnaient jusqu'à Alger, il changea de sujet aussitôt monté en voiture, pour parler de la Sociologie et de la manipulation qu'elle permet une fois récupérée par les pouvoirs. Refusant les compromis et les alliances contre-nature, Mohamed Seghir Nekkach est passé comme son destin le voulait par les prisons de l'indépendance et la cour de Sureté de l'Etat, pour «complot» contre la République. On ne pouvait même pas le placer en résidence surveillée sa vie durant, ne voyant pas lui-même pourquoi il sortirait de chez lui pour constater les douleurs de ceux pour lesquels il s'était battu de Ghardimaou à Alger. Cet Alger froid et sans scrupules où il occupa le poste de Ministre. De la santé. Le premier Ministre de la santé de l'après-guerre et les premières campagnes de vaccination grâce à la volonté de quelques croyant en un pays neuf et la précieuse contribution d'étrangers, sous le signe de la coopération, parmi lesquels il comptait de nombreux amis. La machine de l'Etat venait de se mettre en place, après les saignements de la guerre civile et l'apaisement qui a fait suite à l'implantation de l'armée des frontières sous l'aile protectrice de Ben Bella. Cette même armée qui s'empressa de dissoudre l'A.L.N., et démobiliser les combattants de l'intérieur pour éviter de croiser leurs regards. Puis, dans la foulée de la destitution du Zaïm par cette même armée des frontières et son emprisonnement 14 années durant, pour Mohamed Sheghir Nekkach commença la traversée d'un désert inacceptable pour ceux qui l'ont connu et aimé jusqu'à sa mort. Jusqu'à sa mort il refusa d'afficher son acceptation du désordre dans lequel le pays a été plongé. « S'il était né avant le Prophète de l'Islam Nekkache aurait fait partie de la liste des prophètes » déclare monsieur tout le monde un illustre inconnu de passage dans la vie, entre deux allées de tombes abandonnées sous les yeux hagards de l'Etat souverain. Cet Etat qui légalisa Octobre 88 en offrant le cafouillage du multipartisme en guise de pardon aux de jeunes, tombés sous les balles de la souveraineté nationale, grâce à ce « chahut de gamins » au bout d'une pipe. Puis vint le MDA, né à Paris, grandi en Suisse au bord d'un lac et obligé de rendre compte aux badigeonneurs de murs qui croyaient en un rêve passager transformé en cauchemar, parcequ'en réalité personne n'en voulait, ni le pouvoir, ni ses chefs véritables trop embourgeoisés par la chocolaterie helvète. Le Docteur Nekkach avait une autre option, plus intelligente, plus réaliste et moins théorique donc moins récupérable. Prendre le FLN aux prédateurs, le meubler par Ben Bella au sommet et ses sympathisants à la base. Le FLN était devenu un bien vacant, que les émeutes d'Octobre venaient d'achever et à qui il suffisant juste de lui tendre la main pour le relever et le remettre à ses principes historiques. Benbella ne voulait pas de cette option jugeant que sa dimension ne pouvait se limiter à un parti politique et qu'elle était d'ordre national voire arabe. Nekkache finit par présider à la destinée du MDA par fidélité à son ami, et à ceux dont il dut entretenir l'espoir sans grande conviction. La suite est trop récente pour en raconter les péripéties et l'occasion offerte par le pouvoir pour dissoudre le MDA a été saisie au vol. Un changement dans la teneur des statuts et notamment par rapport à la place de l'Islam dans la philosophie du MDA était inacceptable par quelques cadres politiques et par le président du mouvement. Par principe. Dispersion pour les uns, les plus convaincus, récupération pour les autres qui attendaient une part du gâteau quelle que soit la main qui le tend. D'autres partis ont accepté et se sont rangé du côté de «la légalité constitutionnelle». Pour Mohammed Seghir Nekkach rien ne valait la dignité et l'honneur, pas même l'argent qui a fini par corrompre tout le monde, ni la brillance tout juste bonne à rendre presque neuve une paire de chaussure. L'homme avait cette capacité des grands à pouvoir se suffire de peu en donnant beaucoup. Il imposait le respect chez ses amis, mais aussi chez ses ennemis. Aux théoriciens hâbleurs par survie, il n'avait qu'une réponse parfaite : «tu parles comme un livre». L'histoire d'une révolution transformée en guerre saura un jour reconnaître en lui, un homme qui ne meurt que si on décide de le tuer une deuxième fois.