Deux amis, la quarantaine chacun, devisent tranquillement sur une terrasse à quelques lieues d'un bord de mer méditerranéen. Accablés par la chaleur malgré l'heure avancée de la nuit, à peine soulagés par un petit souffle marin qui fraye péniblement son chemin à travers les pins, ils contemplent au loin les lumières dansantes d'une petite île. On entend des grillons chanter et l'air est chargé d'effluves de citronnelle destinée à chasser les moustiques. Le thème du football étant épuisé, ils en viennent à parler de cette actualité immédiate qui plane sur toutes les têtes. Alors, ramdane, c'est pour quand ? interroge l'un après avoir rempli son verre de jus de pêche. Je ne sais pas, mercredi ou jeudi. Il y en a même qui disent vendredi, répond l'autre en décapsulant une canette de soda. Il est temps que ça commence, reprend le premier après deux brèves gorgées. Plus vite on est dans le bain et mieux c'est. Tu as raison, acquiesce l'autre. C'est vrai, jeûner en plein mois d'août, c'est pas la même chose. Tu te demandes comment tu vas faire et puis, finalement, tu y arrives. La discussion entre les deux compères s'interrompt quelques secondes. Peut-être le temps pour que chacun puisse trouver de quoi la nourrir. Du lointain, leurs parviennent les bruits étouffés d'une sono de discothèque. Tiens, c'est Boney M, dit l'un. Ça faisait longtemps que je ne les avais pas écoutés. En tous les cas, c'est tout sauf ringard. L'autre se contente d'un ricanement sec. Quand même, dit-il ensuite, chaque année, c'est la même histoire. On a internet, les satellites, des astrologues en pagaille, et personne n'est capable de nous dire à l'avance quand est-ce qu'on doit commencer à jeûner ! Y'a pas un pays musulman qui décide de la date en se basant uniquement sur les calculs. Et ce qui m'énerve le plus, c'est quand à la télévision, ils te disent que ça commencera demain parce que quelqu'un, quelque part, a vu le croissant de ses yeux, et, qu'au passage, ils précisent, l'air de rien, que c'est aussi conforme aux calculs scientifiques. Des astronomes, pas des astrologues, corrige l'autre. Et chaque année on s'en plaint mais personne n'a envie que ça change, ajoute-t-il. Ça fait partie de nos habitudes. Comme la chorba et le qalbelouze. Tu vois les gens accepter l'idée qu'il n'y ait plus de commission pour l'observation du croissant lunaire ? Tu vois les gens accepter qu'on supprime le suspense, celui du moment où tu vois trois ou quatre types apparaître à la télé et te dire, comme s'ils t'annonçaient la plus grande nouvelle de l'histoire, que tu dois attendre le surlendemain pour jeûner. Astronomes, astrologues, j'ai jamais fait la différence. Ce qui est le plus dommage c'est que c'est la même chose pour l'Aïd. Que les musulmans ne commencent pas à jeûner le même jour, c'est pas trop grave. Tu verras que cette année encore, il y aura bien un ou deux pays qui vont faire les malins, juste pour qu'on parle d'eux. Par contre, j'arrive pas à me faire à l'idée que la fête n'aura pas lieu le même jour pour tout le monde. Noël, c'est le 25 décembre, c'est valable pour tout les chrétiens, non ? Je ne sais pas, répond le buveur de jus de pêche après quelques instants de réflexion. Je crois qu'il y a des chrétiens qui fêtent ça en janvier. Je ne suis pas sûr. Mais pour les musulmans, tu sais bien que c'est politique. Chaque pays veut montrer qu'il décide seul, qu'il ne suit les ordres de personne. Et puis tu as tout plein de Commandeurs des croyants autoproclamés qui aimeraient bien avoir le monopole de ce genre de décision. Mais je vais te demander de me répondre honnêtement : qu'est-ce que ça peut vraiment te faire si tu ne fêtes pas l'aïd en même temps qu'un Libyen ou un Saoudien ? Pendant le reste de l'année, tu n'as absolument rien à faire de ces gens et là, tu te mets à vouloir t'unir avec eux ! Justement ! Un jour par an, c'est pas grand-chose. Ça montrerait qu'on peut au moins s'entendre sur un point. De toutes les façons, ça me dépasse. Je peux pas te l'expliquer, mais c'est comme ça. C'est comme mon cousin. Il picole toute l'année, il ne met jamais les pieds à la mosquée et je ne suis même pas sûr qu'il soit capable de réciter la Fatiha correctement, mais il jeûne quand même. J'crois pas que ce soit juste à cause de la pression de la société. Il se sent poussé par autre chose, j'en suis sûr. L'autre fait la moue. Il n'est visiblement pas convaincu. J'aimerais bien, dit-il, qu'on m'explique où il est écrit qu'il faut s'arrêter de picoler quarante jours avant le début du ramadan. C'est complètement irrationnel. Soit tu as le droit de boire de l'alcool, soit tu n'as pas le droit. C'est un truc que je n'ai jamais vraiment compris. Ton «couze», lui, en est persuadé. Il pense que c'est la règle absolue. Et ne va pas essayer de lui prouver qu'il a tort. Nouvelles gorgées, nouveau bruit de canette que l'on ouvre. Sur la table en bois, une colonne de fourmis récolte avec discipline les miettes d'un cake à la crème de citron depuis longtemps terminé. Le cousin du «couze» reprend la parole. Avec prudence, en cherchant ses mots. Attentif aux réactions de son interlocuteur. Je crois, dit-il, que le plus important n'est pas de savoir si c'est mercredi ou jeudi ou si c'est un gars de la wilaya de Biskra qui a vu le croissant ou bien encore si c'est un ordinateur qui a fait le calcul. Tout ça, c'est secondaire, tout comme les bisbilles politiques. Non, la vraie affaire serait de réfléchir sérieusement au ramadan. Première question : est-ce qu'on est obligé de suivre le calendrier lunaire ? Pourquoi on ne changerait pas ? Il y aurait toujours un mois de jeûne mais placé en décembre pour l'hémisphère nord et en juillet pour celui du sud. Ce serait tellement plus simple. Qu'est-ce qui est le plus important, c'est le jeûne ou la date du jeûne ? Moi, c'est genre de discussion que j'aimerais entendre. Qu'on aille de l'avant quoi. C'est même pas la peine d'y penser, s'exclame l'autre en ouvrant grand les yeux. Moi-même ça ne m'est jamais venu à l'esprit. C'est comme si tu disais supprimons le ramadan ou bien raccourcissons sa durée ! Tu t'imagines lancer ce genre de débat avec les gens du quartier ? Tu te fais pendre dans l'heure qui suit. Et puis, je ne suis pas sûr que les gens y trouveraient leur compte. Moi j'aime bien que ça change. Ça fait des souvenirs différents. Jeûner en hiver ce n'est pas comme au printemps. Même l'ambiance la nuit n'est pas la même. Allez, oublie, va ! Au loin, ce n'est plus Boney M qui chante mais Shakira qui prétend que les hanches ne mentent pas. Il fait toujours aussi chaud et il n'y a plus de soda frais ni de jus de pêche. Un téléphone portable émet deux petits bips. Le message court annonce le début du ramadan pour mercredi. Pour les deux amis, il est temps d'aller se coucher. PS : Saha Ramdanekoum et doucement sur le sucre…