Tahar Ouattar est mort en ce vendredi, jour du Ramadhan. Il est parti, emporté par cette maladie longtemps soignée mais qui devait avoir raison de lui. Seulement, bien avant de nous quitter à jamais - il se savait qu'il était grièvement malade-, l'auteur de «l'As» a préféré tirer un dernier coup de baroud, un baroud d'honneur pensait-il probablement, avant de tirer sa révérence. Et quel coup, celui-là !? En visant bien dans le mille, il ne pouvait cibler mieux que cette administration algérienne, cheville ouvrière de l'Etat républicain mais surtout source de tous les dépassements et misères des gens. Le titre de son dernier-né s'intitule: «Kacid Fi Tadhaloul» (le fonctionnaire humilié, en quelque sorte) couronne ce parcours élogieux comme ce palmarès culturel déjà très riche et des plus étoffés. Conçu tel un bébé sur un lit d'hôpital, celui parisien où se soignait notre écrivain, le dernier-né de la riche collection de notre défunt auteur s'attaque de front à notre administration. Plutôt à ces comportements très négatifs des gens qui y officient, dans toute leur arrogance, leur impunité et leurs soumissions aux nombreux dépassements de leurs supérieurs hiérarchiques. Tahar Ouattar, l'auteur, le journaliste et le militant, par le maquis et par l'expression écrite, s'est alors définitivement départi et dessaisi de ses deux armes : celle de poing et d'appoint, celle de droit et de loi, de foi et bon aloi, celle de défense et de l'offense. Avant même que l'encre ne sèche ou ne vienne à lui manquer, sa plume s'est arrêtée brusquement en lui livrant un dernier titre, son dernier-né, accouché dans la douleur de la maladie qui le rongeait déjà. Ecrit en deux temps, c'est à Paris qu'il devait être finalisé après avoir été pour un moment largement entamé en Algérie. Le titre parle de lui-même. Il s'adresse aux tout premiers responsables de notre administration avant même de le faire pour le reste de ses administrés. Il parle crûment et très franchement de ce fonctionnaire humilié. De cet esprit malveillant qui ronge l'appareil de l'Etat, lequel malheureusement définit dans une large mesure nos relations avec l'autre et avec les institutions de la république. L'ouvrage en question, dans sa version originale, est écrit en langue arabe et est édité au tout début de l'année 2010 aux éditions «Espaces libres» que dirige Madame Zineb Laaouedj. De format moyen, Il contient 146 pages. Sa rédaction, terminée le 03 octobre 2009, marque également la fin d'un palmarès élogieux d'un écrivain arrivé au bout du rouleau, disposé à partir en retraite, et tout décidé à tenir le monde de la littérature comme seul témoin sur ses nombreuses œuvres, sur son parcours presque sans faute et sur sa course effrénée et titanesque. Il se compose de deux grandes parties ayant pour sous-titres : «l'hypothétique» et «la soumission» que ponctue vers la fin une mini-conclusion, faite probablement de manière très précipitée ou à la hâte. Marquant à jamais la vie d'un auteur à bout de souffle physiquement puisque luttant depuis un bon moment contre sa maladie, léguant à l'histoire de la littérature algérienne, seule héritière, son très riche et varié patrimoine. Dans cet ouvrage, le dernier-né d'une lignée de vrais produits du terroir chantant tantôt la gloire du pays, tantôt la bravoure de ses martyrs, l'auteur du «le palais et le pécheur», son chef-d'œuvre incontestable, fait parfois ces haltes obligatoires en lorgnant vers cette jeunesse en proie au désespoir et toute décidée à se jeter à la mer pour fuir une administration synonyme de son vrai calvaire. En feuilletant ce titre, le lecteur avisé, au fait des nombreuses œuvres de l'écrivain en question, a comme l'impression que l'auteur attitré fait ses adieux à une administration fortement instrumentalisée et corrompue ainsi qu'à une vie professionnelle en phase d'extinction avec la venue au monde de son dernier-né, celui d'une génération de vrais thrillers traduits déjà dans plusieurs langues et de nombreux pays. La conclusion que l'auteur tire des manœuvres sournoises de notre administration ne lui procure pouvons-nous deviner- plus ce goût de revenir à la vie. Il a préféré partir. La tète haute et l'honneur sauf. Après nous avoir tout dit, tout décrit jusqu'à son dernier souffle. Jusqu'à ce qu'il n'ait plus de mots à nous souffler. A nous communiquer ! Le titre en question est dédié par le défunt auteur au grand et prestigieux romancier Ibrahim El Kouni. L'expression précise et concise servant, pour l'occasion, de dédicace résume à elle seule le contenu de l'ouvrage. Il y est dit notamment : «votre ami, pour avoir donné comme garantie ou arrhes sa chamelle n'a cessé depuis de regretter son geste, et pourtant mes amis à moi sont tout fiers de se faire hypothéquer tout leur avenir !». Avec ce message, l'écrivain a certainement voulu faire cet effet d'annonce pour mettre au parfum le lecteur. Le héros du roman Maatar Hamdane, fils de Sadek et de Maatar Sakina, est à l'origine «un poète de cour», promu pour la circonstance dans les fonctions de directeur de la culture d'une wilaya de l'intérieur du pays. Son passé de militant dans l'ex-parti unique, son penchant vers et envers le régime socialiste d'alors le situe dans cette Algérie des années soixante-dix du siècle dernier. C'est d'ailleurs dans ce climat du socialisme socialisant qu'il connût sa femme Fedjria. Leur union donne naissance à une fille unique, symbole de leur amour éternel et produit de leur vie commune, sujette à ces perpétuels mouvements, d'action et de réaction, qu'implique le nouveau poste de responsabilité qu'occupe le chef de famille. L'auteur décrit également son environnement immédiat formé de sa secrétaire, Bahraouia, danseuse d'occasion et son subordonné, Zinou-Net, un homme à tout faire et tout défaire, tout juste pour plaire à ses supérieurs mais aussi pour s'imposer comme élément incontournable du nouveau puzzle de notre administration où en parallèle du service rendu aux administrés se trame le vrai filon de cette corruption souterraine ; rendant possible même l'impossible et slalomant entre interdit et non-dit pour assouvir aux désirs insatiables des uns, souvent de gros bonnets, et propulsant le reste de ces scribouillards en de vrais barrons de nos institutions publiques. L'auteur donne également lecture de cette culture des années du socialisme où cette dernière voulait tout juste signifier «prêter main forte à la révolution socialiste» et que tout avis contraire, même simulé ou murmuré et ruminé en sourdine était sévèrement puni par une justice aux ordres au seul motif que son auteur était taxé de réactionnaire : donc «incontestablement contre la marche et la démarche de la révolution». Une déduction que seul Alexandre Soljenitsyne, le prix Nobel Russe des années soixante-dix, pouvait faire avec cette dextérité à vous conter le contenu de son titre primé, lequel l'a rendu complètement déprimé devant tant d'absurdités russes de l'époque. A plusieurs reprises, feu Tahar Ouattar se reprend peut-être même se surprend- à décrire ces «années de braise» où le pouvoir était «un tout dans le tout» pour affirmer que le pouvoir ne vous confèrera jamais de responsabilité, c'est, dit-il, vous en tant que fonctionnaire de l'Etat qui êtes offert en pâture sur l'autel de cette même responsabilité. De quoi sacrifier l'homme au profit du groupe aux commandes du pays et tout autre paramètre au seul intérêt du mode de gouvernance et du système politique du pays. La vulnérabilité de notre administration n'est elle aussi pas en reste. Il y est fait référence de manière burlesque et assez prononcée avec ces dépenses inconséquentes pour une wilaya steppique s'apprêtant à recevoir la visite du ministre des Pêches et Produits halieutiques où la mer au travers de son décor et sa couleur du bleu de l'espoir doivent également rendre visite à la ville et ses nombreuses contrées où ce haut responsable de l'Etat est hôte pour quelques heures seulement. Opération à laquelle sont localement prévus tout un programme et un grand budget où le secteur de la culture a cette lourde charge d'animer convenablement l'ambiance, voulue festive pour l'occasion, agrémentée de quelques poèmes du terroir et de fantaisie que le directeur local de la culture, en tant que poète de vocation, doit accompagner et bien animer. Une pratique bien chère à ces Seigneurs autoproclamés à qui rien n'est interdit et au profit desquels l'administration doit se mettre carrément à genoux. Dans ce même ordre d'idées, ses commis n'ont qu'à se soumettre sinon se démettre. Voilà ce qui est clair et net pour se tenir au garde-à-vous et ne s'en tenir qu'à la lettre de ces gens lettrés qui se dérangent rarement à quitter leurs bureaux feutrés pour aller en visite de travail quémandée. Entre chantage et soumission inconditionnelle, entre plaire au chef et faire convenablement son travail, entre moralité et finalité, entre les textes et la pratique des faits, entre utilité et subtilité dans le travail quotidiennement effectué par le monde de notre administration, il y a comme cette conscience à rétablir et ce sérieux à recouvrer pour l'ensemble de notre administration. La société dans sa mouvance en a été complètement affectée au point de simuler et carrément reproduire à un bas niveau ce qui se trame à longueur de temps au plus haut niveau de la hiérarchie du pouvoir. Notre administration est-elle vraiment malade de ses administrés ? Sinon pourquoi ne fait-elle tout le temps qu'à sa tète ? Est-ce pour tout juste nous paraître qu'elle est aux seules mains et ordres de ses gouvernants qui décident tous seuls de tout ? De la pluie et du beau temps pour un pays en net déphasage côté nature et surtout avec son temps ? L'ouvrage de Tahar Ouattar répond en partie à ces nombreux questionnements. Sa lecture vous fixera certainement mieux sur la nature des problèmes soulevés dans ce voyage littéraire truffé et agrémenté de maximes, d'adages et de proverbes tirés du terroir, faisant revivre a posteriori le lecteur cette nostalgie du bon vieux temps, manifestée avec beaucoup de doigté et de succès par l'auteur tout au long du titre considéré. (*) Universitaire et auteur.