Il était une fois une jeune femme qui décida un jour d'aller chez une voisine pour lui demander conseil au sujet d'un événement extraordinaire qu'elle vivait depuis quelque temps. Cette voisine était une vieille femme qui logeait dans un appartement situé un étage au-dessus de celui que notre héroïne occupait avec son mari et ses enfants. La jeune femme frappa à la porte et attendit, prêtant attention. Au bout d'un moment qu'elle jugea très long, n'obtenant pas de réponse, elle s'impatienta et cogna encore, avec plus d'insistance, priant Dieu pour que la voisine ne fût pas absente. Sa prière fut exaucée, car un instant plus tard, lui parvint aux oreilles le raclement d'un pas traînant et fatigué, ponctué de soupirs et de plaintes, puis une voix geignarde se fit entendre: «Qui ? Qui ?». La jeune femme répondit qu'elle était la voisine du dessous et donna son prénom. Mais la voix répéta la question: «Qui ? Qui ?» Alors la jeune femme, approchant sa bouche de la porte, élevant la voix, récita toute une série de détails sur son identité. Cette fois-ci la porte s'ouvrit en grinçant et une vieille femme courbée et ratatinée apparut dans l'entrebâillement de la porte, chevrotant: «Entre ma fille ! Entre ! Sois la bienvenue dans ta maison !» Les deux femmes s'embrassèrent longuement, entrecoupant leurs baisers sonores et humides de plein de formules de politesse jaillissant en même temps des deux bouches. Ensuite, elles s'installèrent dans le salon. L'appartement était plongé dans une pénombre qui sentait l'humidité et le renfermé. Une odeur imprégnait la maison, qui rappelait à la jeune femme celle qui règne dans les friperies. L'idée de demander à la vieille femme d'ouvrir la fenêtre lui traversa l'esprit, mais elle l'écarta, craignant d'être inconvenante. Et, impatiente d'aborder le sujet qui avait guidé ses pas vers sa voisine, craignant que celle-ci ne se lance dans un discours jonché de ruines et de morts, elle s'arracha en douceur au dialogue sans queue ni tête qui s'était emparé d'elles, et se mit à parler. Elle dit: «Ma tante, il m'arrive une histoire qui vide des sacs gorgés de soucis dans ma tête, et je suis venue te prier de me dire ce que je dois faire, car j'ai peur, j'ai terriblement peur, ma tante ! C'est ton âge vénérable qui m'a indiqué ta porte. Une voix s'est élevée en moi et m'a assuré que seule une vieille femme dotée d'une longue expérience pourrait m'éclairer sur ce qui m'arrive ces derniers temps. Voici toute l'histoire, ma tante. Depuis quelques jours, presque quotidiennement, m'apparaît un serpent. Sortant de nulle part c'est d'abord sa voix qui attire mon attention. Une voix chaude et caressante qui m'appelle par mon prénom, qui me pénètre jusqu'à l'os, qui m'ensorcèle. Alors, le cœur vide de la frayeur que causent les serpents, je me retourne vers la bête, j'approche mon visage de sa tête triangulaire, et fascinée, je m'abandonne et je laisse ses paroles imprégner ma chair. Il me dit des choses que je n'ai jamais entendues auparavant ! Il me parle surtout de voyages ! «Veux-tu moisir dans cet appartement? me dit-il. Veux-tu sentir le renfermé et la poussière pendant toute ta vie ? Veux-tu que ta chair pourrisse dans l'obscurité humide et suffocante qui suinte du bêton qui encercle ton corps? Comment peux-tu accepter de vivre séparée, par ces murs glacés, de la lumière vivifiante du soleil? Pars ! Pars avant qu'il ne soit trop tard !» Il me dit aussi : «Dieu ne t'a pas dotée de deux pieds pour sillonner le parterre d'un appartement qui sent la tombe, mais pour marcher, pour marcher sans répit, pour parcourir le monde ! Au milieu des herbes et des fleurs, au milieu des pierres, sur les collines et sur les montagnes, tes pieds traceront leurs propres sentiers, sinueux comme un désir, pleins de fantaisie et de désordre, comme la vraie vie, et jour après jour, ils feront jaillir devant tes yeux, les merveilleux trésors qui jonchent la terre !» Le serpent me dit aussi : «Les oiseaux t'apprendront le chant de la liberté ! Petit à petit, ils effaceront de ta mémoire les bruits qu'on t'a inculqués. Les pluies laveront ton corps et tu seras purifiée. Les vents dénoueront tes cheveux et les orneront de pétales lumineux. Les fleurs parfumeront ta chair. Tu allumeras un feu pour éclairer ta nuit, et envoutée par la dance de ses flammes oranges et bleues, tu danseras à ton tour, sous le scintillement heureux des étoiles. Tu seras belle. Mais pars maintenant ! Fuis le bavardage et le mensonge qui ruissellent des êtres et des objets qui t'entourent ! Qu'attends-tu pour partir ? Veux-tu assister au spectacle de la vieillesse et la maladie détraquant et décomposant le corps de ton mari ? Veux-tu que cet homme soit le miroir de ta propre déchéance ?» Ce sont ces paroles que me dit le serpent, ma tante. Celles-là et bien d'autres qui me demandent toutes de partir ! Mais que dois-je faire ma tante? La vieille femme prit la main de la jeune femme dans la sienne et répondit : «Je ne sais plus penser toute seule ma fille depuis des années et des années. Il faut que le corps de mon mari soit à mes côtés, en face de mes yeux fatigués, pour que je retrouve ma tête. Même s'il n'est plus qu'un squelette vermoulu, j'ai besoin de sa présence pour raviver ma pensée qui s'endort en son absence. Nous formons maintenant le même corps, à tel point que lorsqu'il n'est pas là, je me sens incomplète, tronquée, et je boîte, je titube, je tombe. Dieu merci, j'ai toujours un de ses sous-vêtements à portée de mon nez ! L'odeur de sa peau m'apporte la paix. Parfois, je perds la parole et ne la retrouve que lorsqu'il rentre à la maison. C'est qu'il y a plus d'un siècle que nous vivons ensemble ! Je vais donc attendre que mon homme revienne au foyer pour réfléchir à ce qui t'arrive ma fille. Maintenant, tu vas venir avec moi pour m'aider à te préparer un verre de café.» Quand son mari rentra à la maison, la vieille femme lui raconta l'histoire de la jeune femme. Il hocha la tête gravement, se racla la gorge longuement, puis dit d'une voix brouillée : «Son mari m'a raconté la même chose tout à l'heure. Le serpent lui apparaît à lui aussi et lui murmure les mêmes paroles. C'est grave... C'est très dangereux... J'ai peur ! Il ne faut surtout pas qu'ils partent... Nous ne laisserons pas le serpent les séduire... Je ne veux pas être le témoin d'une chose aussi effroyable... Je veux mourir en paix... Nous allons leur dire ce qu'il faut faire... J'ai eu affreusement peur quand il m'a raconté cette horrible histoire... J'ai failli m'évanouir... Ils feront comme nous... Ils tueront ce sale serpent comme nous avons tué celui qui a essayé de nous arracher à la chaleur de notre foyer... Souviens-toi... Nous avons bouché nos oreilles avec de la cire, et armé chacun d'un bâton noueux, nous lui avons fracassé le crâne... Confiant, nous croyant séduits par son discours, il ne s'est rendu compte de rien... J'étais jeune et ma main ne tremblait pas comme aujourd'hui... Je l'ai écrabouillé... Ils feront comme nous... Je vais me reposer un instant, ensuite nous irons tous les deux leur apprendre comment tuer le serpent...» Quelques jours plus tard, notre héroïne et son époux frappèrent à toutes les portes de la cage d'escalier, montrant aux voisins un serpent ensanglanté glissé au fond d'un sachet en plastique transparent. Ce fut une fête inoubliable. La vieille femme et son vieil époux étaient particulièrement ravis. Ils sanglotaient de joie, se mouchant dans le même mouchoir chiffonné. Les femmes et les jeunes filles poussèrent des you-yous qui ameutèrent tous les enfants du quartier. On s'embrassait. On s'étreignait. Puis on remit le serpent aux gamins, et tout le monde s'engouffra dans l'appartement du jeune couple. On prépara du café et du thé. La vieille femme et son mari n'arrêtaient pas de verser des larmes. «Nous sommes en paix ! Nous sommes en paix maintenant! se disaient-ils. Tout a failli tomber en ruine ! Nous sommes sauvés !» Quelques minutes après, un homme frappe à la porte de l'appartement. Le mari de la jeune femme ouvre et découvre un vagabond sur le palier, tenant dans ses mains le cadavre du serpent. Les enfants qui l'ont suivi, grouillent sur les marches de l'escalier, poussant des cris et plaisantant. «Ce sont les gamins qui m'ont indiqué votre maison, mon frère, dit le vagabond. Je suis venu au sujet de ce serpent. Celui qui l'a tué a dû le prendre pour une vipère, ça arrive à beaucoup de gens. Mais ce serpent, mon frère, n'est pas venimeux. C'est une couleuvre. C'est une bête inoffensive. Si vous voulez, je vous apprendrais comment la reconnaître...» Mais le mari de la vieille femme, sortant de derrière son hôte, l'empêche de continuer en lui crachant au visage. Tremblant de rage, le vieillard dirige ensuite ses yeux larmoyants vers les gamins et s'écrie : «Lapidez-le ! C'est un voyou ! C'est un voleur d'enfants ! Lapidez-le ! Ce crasseux est venu nous apprendre comment traiter les serpents !» Et levant sa canne, il assène plusieurs coups au vagabond. Alors, encouragés par la colère du vieux, poussant des hurlements, les garnements se ruent sur l'homme.