Les révoltes sociales en Tunisie et en Algérie ont été provoquées par des malaises socio-économiques similaires, qui ont particulièrement affecté des couches juvéniles. Elles prennent les mêmes formes, celles d'affrontements violents avec les forces de sécurité et d'attaques contre les symboles de l'Etat. Elles n'en présentent pas moins des différences qu'il est intéressant de relever. La révolte de la jeunesse algérienne marginalisée a commencé à Oran et Alger, avant de s'étendre au reste du pays. En ébullition depuis 2001, l'arrière-pays a passé le témoin aux quartiers contestataires des deux plus grandes villes algériennes, notamment ceux de la capitale, d'où, il y a plus de 22 ans, était partie l'intifada d'octobre 1988. En Tunisie, les foyers principaux des protestations demeurent les régions du Centre (Sidi Bouzid) et de l'Ouest (Kasserine, Siliana, etc.), où le régime de Zine El Abidine Ben Ali est perçu comme une coterie régionaliste, qui favorise la capitale et le Sahel au détriment du reste du territoire. Il n'y a pas eu d'«émeutes» à proprement dans le Grand-Tunis (Tunis, Mannouba, Ariana, Ben Arous) ni dans le touristique Cap-Bon (Nabeul), et l'intensité de l'agitation est réduite dans le Sahel (Sousse, etc.). Dans ces régions, la contestation prend plutôt la forme de manifestations lycéennes et étudiantes et d'actions de soutien à la jeunesse insurgée menées par les militants politiques et syndicaux. Les protestations sociales dans l'arrière-pays rappellent la gravité du déséquilibre régional entre deux Tunisie : l'une accaparant les investissements et les opportunités d'emploi et l'autre, principalement agraire, peu atteinte par les bienfaits du «miracle tunisien». En Algérie, les contrastes économiques régionaux semblent éclipsés dans les consciences par des contrastes encore plus choquants, entre la richesse de l'Etat et la stagnation des revenus réels des salariés, entre les énormes besoins en termes d'emplois et la dilapidation des deniers publics par des responsables corrompus ou dans des grands projets confiés aux sociétés étrangères pour des raisons souvent électoralistes. Cette prise de conscience de l'approfondissement des inégalités a été aiguisée par les forfanteries des membres du gouvernement qui ne manquent pas une occasion d'aligner les chiffres mirobolants des revenus des exportations et des recettes du Fonds de régulation, géré comme une caisse noire échappant à tout contrôle populaire. L'Algérie en Tunisie : un contre-exemple pour les uns, un exemple pour les autres L'intifada de Sidi Bouzid a été précédée, entre janvier et juin 2008, par une autre dans les localités du Bassin minier de Gafsa et, en août 2010, par des violentes manifestations à Ben Guerdane contre des mesures restreignant le commerce transfrontalier avec la Libye. Avant janvier 2008, le régime de Ben Ali avait réussi à réduire les contestations sociales à leur dimension syndicale. Conjuguée aux satisfecit que lui adressaient le FMI et l'UE, cette paix civile relative lui avait fait croire que de tous leurs droits, les Tunisiens n'étaient intéressés que par le «premier» d'entre eux selon une déclaration de Jacques Chirac à Tunis en décembre 2003, le «droit de manger». Le pouvoir tunisien a consacré cette période plus ou moins «paisible» au niveau social (1987-2008) au démantèlement des organisations islamistes (les années 1990) et à la lutte contre le mouvement démocratique (les années 2000), d'autant plus revigoré que le parti El Nahda s'était sensiblement affaibli sous les coups de la répression. La presse officielle et semi-officielle n'hésitait pas à agiter l'épouvantail de l'insécurité et du terrorisme pour justifier la chape de plomb imposée à la société. La baisse de l'intensité de la rébellion islamiste chez le voisin occidental a privé Ben Ali de son édifiant «contre-exemple». Les soulèvements qu'a vécus l'Algérie dès 2001 ont achevé de démontrer que si dans cet Etat fortement agité, les «impératifs du combat anti-terroriste» ne servaient plus à étouffer le front social, il pourrait en aller de même dans un Etat aussi «stable» que la Tunisie. Connues grâce aux télévisions satellitaires, les batailles démocratiques menées en Tunisie dans les années 2000 ont servi d'antidote au fatalisme que les autorités œuvraient à propager parmi la population. Elles ont uni des centaines de militants dans un large front contre la «dictature» qui a accueilli de nouveaux acteurs (bloggers, artistes, etc.) et qui, aujourd'hui, organise la solidarité avec les habitants de Sidi Bouzid, de Gafsa et de Kasserine et porte leur voix dans les médias. Un tel front n'existe pas en Algérie, où les «démocrates» restent divisés par leurs divergences des années 1990 sur l'attitude à adopter envers l'islamisme. Le relais efficace du syndicat en Tunisie Le régime de Ben Ali n'a pas réussi à concrétiser le rêve caressé par Habib Bourguiba de transformer l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) en un syndicat-maison. Contrepoids au pouvoir depuis l'indépendance et terrain d'action privilégié pour la gauche radicale, l'UGTT n'a pas soutenu la jeunesse de la Tunisie profonde seulement par des sit-in (dont deux devant son siège central, le 25 décembre et le 7 janvier derniers). Elle l'a aussi soutenue en portant sa voix dans la presse mondiale, qui continue à recueillir ses informations auprès de «sources syndicales». La direction de l'UGTT a certes appuyé la candidature de Ben Ali à la présidence en 2004 et 2009 et la majorité de ses membres, rassemblés autour du secrétaire général, Abdesselam Jerad, sont loin d'être indépendants. Cette organisation n'en compte pas moins, à ses échelons intermédiaires (directions des syndicats sectoriels, etc.), des cadres suffisamment radicaux pour s'impliquer dans le soutien concret à l'intifada de Sidi Bouzid et de Kasserine, comme ils s'étaient impliqués dans les luttes démocratiques de ces dernières années. Le radicalisme de ces cadres explique que l'exécutif de la centrale ne cède pas complètement aux pressions des autorités et qu'il appelle même à élargir le champ des libertés (déclaration du 4 janvier 2011). Ce n'est pas le cas pour l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA), de plus en plus inféodée au régime depuis l'arrivée d'Abdelaziz Bouteflika à la Présidence. Cette soumission au gouvernement explique sa quasi-indifférence aux dernières protestations. Celles-ci n'ont fait l'objet que d'une seule déclaration (rendue publique le 7 janvier 2011) dans laquelle, globalement, la centrale défend le point de vue du gouvernement qui accuse les seuls «spéculateurs» de la responsabilité de la crise actuelle.