Désormais officiellement aux commandes du pays depuis l'annonce de la démission de Moubarak, l'armée égyptienne à travers son Conseil suprême des Forces armées présidé par le maréchal Hussein Tantawi n'a en réalité fait que mieux reprendre un pouvoir qu'elle a toujours tenu entre ses mains depuis déjà plusieurs décennies. Corps fondateur du régime égyptien depuis le coup d'Etat des officiers libres du 23 juillet 1952 qui devait mettre fin à la monarchie pro-anglaise du roi Farouk, l'armée n'a eu de cesse depuis d'occuper les commandes du pouvoir. Tous les chefs de l'Etat sans exception du général Néguib à Moubarak en sont issus et aucun processus de succession ne lui a échappé. Militaires au pouvoir et nouveaux riches aux affaires Plus globalement, les débuts de la présidence de Gamal Abdel Nasser (1954-70) ont coïncidé, dans un contexte de tensions avec Israël, à une période de militarisation de la société égyptienne. Marquée en cela par une surreprésentation des officiers supérieurs à la tête des administrations et dans le gouvernement où environ 35% des ministres étaient alors issus des corps de l'armée. Une situation qui devait changer quelque peu avec l'accession de Sadate au pouvoir où l'Infitah, cette politique de réforme économique libérale dans une Egypte encore de type socialiste, a permis l'accession des nouveaux riches aux plus hautes fonctions publiques. Une réalité qui ne sera pas démentie avec Moubarak qui choisira un entourage politique composé pour une bonne partie de technocrates à l'image de son Premier ministre déchu l'économiste Ahmed Nazif ou encore de milliardaires comme l'ex-ministre de l'Habitat Ahmad el Maghrabi. Une montée en puissance d'hommes d'affaires et des milieux économiques assez mal vécue par l'armée et son état-major, inquiète d'un rééquilibrage du pouvoir au sommet dans lequel sa place et son influence se trouveraient assez largement réduites. Cela alors que le chef de file de ces nouveaux lobbys d'affaires égyptiens se trouvait n'être autre que Gamal Moubarak, le fils du Président en personne, et surtout candidat pressenti à la succession de son père. Une option loin de faire l'unanimité au sein de l'armée qui n'hésitait pas en privé à exprimer ouvertement sa réprobation à l'égard de ce scénario. Gamal, banquier de formation, propulsé depuis 2005 à la tête du PND, représentait en effet le risque pour l'institution militaire de voir son emprise sur le pouvoir décliner. Un Etat dans l'Etat Outre les luttes d'influence qui peuvent opposer l'armée aux milieux d'affaires, il convient de noter son poids important dans l'économie. Aujourd'hui, les spécialistes estiment que plus de 10% de l'emploi en Egypte relève d'employeurs issus de l'armée. Un chiffre qui monte à 20% dans les secteurs modernes. L'industrie militaire, les transports, les biens d'équipements électriques et électroniques forment le gros de la production contrôlée par des militaires qui bénéficient de surcroît de marchés captifs du secteur public. Une forme de deal remontant aux années 70, où en échange d'une approbation à la politique d'Infitah de Sadate et surtout aux accords de Camp David, a permis à l'institution militaire de bénéficier d'un certain nombre d'avantages économiques en matière d'accès au crédit et facilités d'investissements. A cela, il faut ajouter depuis Camp David, l'aide annuelle américaine de 2 milliards de dollars dont 1,2 milliard est réservé à l'armée sous forme d'achat d'armements ou de transferts technologiques. Ce qui a permis notamment de monter sur le sol égyptien au début des années 90, une unité de fabrication du fameux char M1A1 Abraham Lincoln. Sur ce dernier point et malgré les mouvements d'opinion anti-américaine qui agitent la population, l'armée égyptienne n'a jamais remis en question le cadre du partenariat entre les deux pays. Toujours méfiante à l'égard d'Israël, l'armée n'a pas non plus exprimé le souhait de rediscuter les clauses de Camp David lui interdisant toute présence militaire dans le Sinaï, malgré l'atteinte à la souveraineté nationale qu'elles constituent. En matière religieuse et contrairement à son homologue turque, l'armée égyptienne a été assez largement traversée comme le reste de la société par le mouvement de réislamisation. Cependant, les cadres de l'armée bien que plutôt croyants, restent assez rétifs aux thèses politiques des Frères musulmans. En fait l'armée sous la coupe de son chef d'état-major, le général Sami Annan et de celui qui fut longtemps ministre de la Défense sous Moubarak, le maréchal Hussein Tantawi, doit être comprise comme un corps d'abord légaliste, initialement fidèle au pouvoir et surtout soucieuse de son unité. Une situation qui n'aura pourtant pas empêché l'armée égyptienne de déclarer au plus fort de la révolution du Nil, qu'elle s'abstenait de tout usage de la force à l'encontre des manifestants alors encore massés sur la place Tahrir. Ajoutant que conscientes de la légitimité des revendications du peuple, les forces armées exprimaient de fait ce qui a été traduit par les Egyptiens comme une position de neutralité dans le bras de fer opposant le mouvement de contestation au Président Moubarak. Une prise de distance à l'égard du Président à interpréter à cet égard comme une prise en compte du rejet du système Moubarak par la population. Soucieuse d'assurer une transition pacifique, l'armée qui n'a pas forcément souhaité le départ immédiat d'un homme lui-même issu de ses rangs, a tenu néanmoins à garder seule la main dans le choix de son successeur. Paradoxalement, c'est bien la fronde de la rue égyptienne et l'expression massive de son rejet du système et de la corruption des milieux d'affaires proches du pouvoir, qui auront permis à l'armée de forcer Moubarak à la démission et au final à se repositionner comme l'acteur central du jeu politique dans la gestion de l'après-Moubarak.