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Sur la Tunisie effervescente
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 17 - 02 - 2011

Dans beaucoup d'analyses de la révolution de nos frères tunisiens, revient l'attitude de « scruter le rétroviseur » pour voir si l'Algérie va suivre. Cette attitude peut être comprise soit dans le sens d'une crainte d'un « danger de déstabilisation » qui attendrait notre pays, soit dans celui de la déception de ne pas voir s'y produire un fol espoir de « changement démocratique »… Que pouvons-nous dire sur cette question ?
Des problèmes de libération
Les dirigeants français, les gens de leurs médias ont toujours soutenu à bout de bras leur « ami » Ben Ali et son régime – la « MAM » ne lui a-t-elle pas proposé l'« expertise française » pour mater la révolte de son peuple ? Ils ont sans vergogne profité des libéralités corruptrices de leur ami Ben Ali aux dépens de la Tunisie sous-développée et de son peuple – il n'était pas beau le spectacle qu'ils ont donné en essayant de justifier leur misérable cupidité excitée par les largesses du malfrat qui a transformé, pour eux, en club-Med, le pays du néo-Destour et des valeureux « fellaghas » ; jusqu'à ce que leur chef élève, si on peut dire, un peu le débat en expliquant que c'était des services réciproques échangés pour des raisons de sécurité ! Bien sûr, c'est la dictature que Ben Ali imposait au peuple tunisien. Mais c'était pour le ligoter, pour le dépouiller de son indépendance et mettre la Tunisie et la sueur de son peuple au service des « amis » occidentaux. Ce manque de démocratie servait à remettre en cause les acquis arrachés au colonialisme, les résultats de dizaines d'années de lutte et de sacrifices pour la libération et la liquidation du colonialisme. C'est cela que certains veulent camoufler, comme y travaillent tous les médias au service du globalisme impérialiste ou trompés par lui, et tous les politiques occidentaux, en mettant en avant le besoin de démocratie et de pain comme facteur de la révolte. Ce ne sont pas de simples problèmes démocratiques et sociaux, ce sont plus gravement des problèmes de libération. De ce point de vue, il est vrai, « le rétroviseur » s'impose, vu la similitude des problèmes que rencontrent nos deux pays. Mais le rétroviseur que nous devons, me semble-t-il, regarder est celui de l'Algérie qui est déjà passée avec succès par l'épreuve enthousiasmante que vit aujourd'hui le peuple frère en Tunisie (et sans doute aussi celui d'Egypte). L'Algérie a connu cela en décembre 1960 et en octobre 1988.
Que s'est-il passé chez nous en décembre 1960 ?
Le peuple a manifesté en ce décembre-là, en grande masse et simultanément, dans les grandes villes aussi bien que dans les plus petits villages. Pour dire non à De Gaulle ! Depuis sa prise du pouvoir, De Gaulle avait donné à l'armée tous les moyens du complexe militaro-industriel français pour vaincre l'ALN. Ce fut le moment le plus atroce de la guerre, une véritable guerre de reconquête à la Bugeaud ! L'ALN en était sortie bien affaiblie. De Gaulle entamait alors cette tournée dans les villes d'Algérie, pour s'adresser aux élites urbaines en leur « offrant » le marché « démocratique » suivant : « Nous vous avons pratiquement débarrassés de la dictature de l'ALN-FLN, choisissez parmi vous ceux qui veulent construire avec moi votre Algérie,«l'Algérie algérienne» ! ». Il pensait trouver une prétendue « 3e force » parmi les élites urbaines pour éliminer ou marginaliser le FLN ; c'est-à-dire le mouvement national et toute son histoire. C'est, au contraire ce dernier qui en est sorti renforcé, et De Gaulle a dû, pendant un an et 3 mois, se rabattre finalement, pour essayer d'en tirer parti, sur la division persistante dans ce mouvement entre « rebelles » et « demi-rebelles(1)». Mais il a dû concéder l'indépendance de l'« Algérie musulmane » comme l'ont scandée les manifestants de Décembre…
Et quelle a été la signification d'octobre 1988 ?
L'indépendance arrachée était restée marquée par cette division(2). Les luttes complexes et pénibles qui se sont déroulées en 1962 ont débouché, dans la confusion, sur l'échec des positions de l'aile qui courait après une indépendance à la Bourguiba ; ce fut l'affirmation d'une indépendance plus conséquente continuant à lutter pour récupérer ce qui avait été indûment concédé par les accords d'Evian(3), en grande partie à cause des divisions.
L'aile battue, que nous appellerons « néo-demi-rebelle », s'était résignée à un compromis qui lui permettait de tenir des positions dans le pouvoir. Mais dans les années 80, après la disparition subite du regretté Boumédiène, cette aile a repris le dessus, et entamé une révision « bourguibienne » du régime et des relations avec l'ex colonisateur. C'est ce qui a fait applaudir Hassan II, selon qui l'Algérie était revenue à des positions qui pouvaient augurer d'un bon avenir pour une Union maghrébine « acceptable ». Cela s'est évidemment fait aux dépens, pas seulement des intérêts de l'Algérie, mais de la dignité nationale, c'est-à-dire du FLN historique quasi complètement exclu du pouvoir (4) ; ce qui reposait encore un problème de libération.D'où la « révolte d'octobre 88 », que les forces « néo-demi-rebelles » ont aiguillé sur ce qu'elles ont claironné comme étant une « ouverture démocratique » : avec un machiavélisme achevé, elles ont concocté un système où elles pensaient noyer le FLN historique (5) dans un magma « démocratique » d'une multitude de partis ; et parmi ces derniers, le FIS, qui devait servir de force de frappe pour en finir, une fois pour toutes, avec ce FLN historique qui toquait à la porte pour revenir sur scène. Et, pour donner le change, elles se sont confectionné leur propre « FLN » bien nettoyé, bien propret, avec la complicité d'un « ex demi-rebelle », porté au poste de Secrétaire général. Il a alors fallu un bras de fer de 3 ans et 2 mois pour les «déboulonner» du pouvoir…
C'est alors qu'elles actionnèrent leur atout, le FIS, en lui donnant « démocratiquement » le pouvoir, par les premières législatives pluralistes, espérant le partager avec lui, après l'élimination définitive de la tendance FLN historique. La France de Mitterrand gérait et protégeait ce processus… On sait le tsunami qui a alors frappé l'Algérie, risquant de la faire disparaître comme ce fut le destin de la malheureuse Somalie. Et c'est un exploit (encore un, après l'acquis immense de l'indépendance !) de l'Algérie fille de Novembre que d'avoir fait échec au complot islamiste(6) ; c'est un exploit que de réussir un rétablissement de l'Algérie sur des positions indépendantistes conséquentes (en faisant appel à l'un de ses symboles pour rétablir une légitimité que le président parjure, dans une volonté de bloquer toute possibilité d'alternance, avait cassée en dissolvant toutes les institutions pouvant assurer une continuité constitutionnelle…) Ces luttes entre les deux courants qui se disputaient le pouvoir ont pour chair leur position sur l'outil du développement, sur la politique gazière que défendaient l'un et l'autre, l'un contre l'autre(7).
Ce différend était politique entre 2 tendances du mouvement national, et non entre ce dernier et une force « harkie », c'était une lutte contre la corruption politique dénoncée par la Proclamation du 1er novembre 1954, et non contre une dérive maffieuse comme c'est le cas aujourd'hui en Tunisie.
Cela nous permet de revenir aux événements de Tunisie.
Comment les interpréter ?
L'effervescence populaire qui a soufflé le régime de Ben Ali exprime certes des revendications sociales et démocratiques. Mais, elle se démarque de la démocratie à laquelle l'Occident prétend appeler en Tunisie et dans les autres pays arabes, alors qu'il soutenait à bout de bras la dictature de Ben Ali et continue de soutenir celles qui lui sont inféodées ; la démocratie à laquelle aspirent les Tunisiens est de la même nature que celle qu'ont choisie nos élites urbaines en décembre 1960, quand elles ont refusé celle de l'« Algérie algérienne » que leur a proposée de Gaulle ; c'est une démocratie politique avant tout anti-impérialiste ; de même, la démocratie à laquelle aspirent les Tunisiens est de la même nature que celle qu'ont choisie les Algériens en faisant appel à Boudiaf, en refus de la fausse démocratie que voulait leur «fourguer» le pouvoir réformateur. Voilà les images que montre le rétroviseur si on veut regarder un rétroviseur en la matière.
La marque de Salah Ben Youcef
L'effervescence populaire en Tunisie porte la marque de Salah Ben Youcef, dont l'élimination – même légale – était injuste politiquement, parce qu'elle a mutilé le mouvement national tunisien dans son combat pour la libération : elle le privait d'une force essentielle, l'aile patriotique conséquente que la propagande colonialiste nommait « radicale » pour la dire extrémiste. Le « bourguibisme » a été roulé dans la boue, par les pratiques d'un soudard formé dans les officines de l'empire pour enfermer à double tour les idées et les positions du regretté Salah Ben Youcef, dont le « bourguibisme » s'était dépouillé lui-même, en même temps qu'il en a démuni le mouvement national maghrébin conséquent. Et, ironie de l'histoire, c'est Ben Youcef qui lui rend sa dignité ! Il fallait voir l'émotion des vieux compagnons de Bourguiba, mis sur la touche par Ben Ali, disant : « raddanna errouh » en parlant du sursaut populaire parti de Sidi Bouzid qui leur a « rendu la vie ».
Cette situation rappelle celle évoquée par un général-écrivain, Trumelet (8), qui a participé à la prise et la colonisation de Blida : Les Blidiens, comme il dit, n'ont pas été faciles à soumettre, mais ils ont fini par l'être, quand ont été battus les Bni Salah qui tenaient les montagnes avoisinantes. Ces derniers assuraient une veille vigilante en « terrorisant », précise-t-il, les Blidiens pour les empêcher de se soumettre…
Dans la partie serrée qui se joue aujourd'hui en Tunisie – aussi serrée que celle qui s'est déroulée chez nous entre octobre 1988 et le renvoi du président parjure – ces vieux politiques sauront-ils renforcer les positions de la Tunisie combattante en y réintégrant l'atout youcefiste ?
Cet atout, elle en a bien besoin, la Tunisie combattante, qui a fort à faire avec l'Occident qui dit soutenir les aspirations démocratiques des Tunisiens, et qui les soutient comme on dit de la corde qu'elle soutient le pendu ! La liquidation de cet atout a fragilisé le bourguibisme et ses réalisations nationales en permettant au « benalisme » de coloniser le parti destourien comme le fait le petit du coucou qui colonise le nid d'un autre oiseau. Le mouvement national tunisien reprendra ses forces gravement atteintes par le « benalisme », s'il corrige l'attitude de fermeture bourguibienne sur le youcefisme et si, au contraire, il s'en fait un allié d'autant plus essentiel que son esprit vient de montrer son efficacité dans la réactivation des forces nationales dans le sens de la libération réelle de la Tunisie…
Ce redressement attendu, aujourd'hui possible par la grâce du mouvement parti de Sidi Bouzid, doit faire face aux grandes pressions et manœuvres des puissances impérialistes, qui veulent le réduire à un replâtrage formel « démocratique et social ». Il réussira d'autant plus qu'il réhabilitera et réintègrera le facteur youcefiste dans la démocratie à construire. Comme les Bni Salah de Trumelet, ce facteur est un garant contre la soumission de la Tunisie au néocolonialisme impérialiste qui sévit sous le couvert de la globalisation. Il rétablira la force du mouvement national tunisien et aidera le peuple tunisien à réduire les possibilités et la nuisance des nombreux petits Ben Ali qui fleurissent sur le fumier du mafioso déchu, et qui surfent sur la colère salutaire du peuple tunisien. L'Algérie, qui est passée par le chemin périlleux qu'emprunte aujourd'hui le peuple frère tunisien en quête de rehausser sa dignité nationale bafouée, suit avec un espoir confiant ce combat courageux. Elle est consciente que par le simple fait de l'avoir engagé, le peuple tunisien frère apporte un grand soutien à la résistance de l'Algérie aux volontés impérialistes de se la soumettre, et que fort des succès qu'il mettra toute sa vigilance à remporter, il viendra formellement épauler l'Algérie dans la lutte pour un Maghreb maître de ses destinées.
* Auteur, chez Casbah Edition, de : Ce Pays est le nôtre, et de : Le Géant aux yeux bleus, (deux témoignages sur l'expérience personnelle pendant la période coloniale et la guerre de libération, pour le premier, et pendant la période post-coloniale, comme dirigeant du PAGS, pour le second).
Notes
1-Selon l'expression de J. Chevallier. Bien évidemment, avec le déclenchement de la guerre de libération, cette tendance « demi-rébelle » n'est plus la même que celle dont a parlé Chevallier ; elle a changé de caractère.
Car si, sous la colonisation, elle exprimait la recherche d'une réforme du système colonial, après Novembre, elle s'est muée pour exprimer un niveau supérieur de cette recherche du compromis : un arrangement à la Bourguiba avec la France.
2 - Qui a sérieusement perturbé le cours de la guerre de libération, se résolvant parfois dans des affrontements dramatiques, dont le plus marquant a été l'exécution de Abbane par ses pairs.
3- Ce qui ne veut pas dire sous-estimation de l'importance de tels accords, comme concession, enfin, de l'indépendance par la France coloniale.
4- Seul le regretté BenYahia s'est accroché, et on a dû s'y prendre à deux fois (2 accidents d'avion !!) pour s'en débarrasser. Les principaux anciens ministres de Boumédiène étaient sur la sellette… À noter que, depuis Novembre – qui a appelé à l'union des forces du mouvement national contre l'ennemi colonialiste, au lieu de se crêper le chignon –, l'aile demi-rebelle avait repris à son compte, dans le MTLD, l'aspiration à trouver avec le colonialisme un compromis réformateur ; depuis, elle a cherché à prendre l'ascendant sur l'aile novembriste, pour imposer un tel compromis avec l'impérialisme, dans les conditions ouvertes par Novembre, alors que ce dernier en avait fixé les conditions de dignité nationale.
5- Le vrai, le fédérateur des forces nationales, pas celui qu'elles avaient compromis par leur gestion très étroite (art. 120).
6- C'est en Algérie que ce courant «internationaliste » harki pensait s'assurer une base d'expansion pour d'autres espaces à conquérir, aux dépens du mouvement national, et c'est en Algérie qu'il a été défait.
7- Cette grille de lecture nous semble la plus pertinente, pour expliquer non seulement les développements de la situation sociopolitique dans notre pays, mais même dans tous les pays en décolonisation comme le nôtre.
En tout cas, au niveau du Maghreb, les 2 positions sont en lutte, surtout chez nous, les 2 pays voisins ayant dans un premier temps réduit au silence la tendance indépendantiste conséquente (Exécution de Ben Youcef en Tunisie, assassinat de Ben Barka au Maroc…). Mais rien n'est définitif comme on le voit en Tunisie…
8- Dans son livre, BLIDA, Récits selon la légende, la tradition et l'histoire, A. Jourdan édit., Alger, 1887.


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