Photo : M. Hacène Par Mekioussa Chekir «Avons-nous bien préparé le coup d'envoi de la révolution de Novembre 1954 ?» s'interroge l'un des acteurs directs de cette page glorieuse de l'histoire de l'Algérie contemporaine. Ainsi, Mohamed Mechati se refuse à se reconnaître dans le discours ambiant et uniformisé d'une guerre sans erreurs de jugement et d'action, sans opportunisme et velléités d'appropriation d'une décision ou d'un élan collectif. Une guerre sans errements et sans l'intrusion des faiblesses et des travers les plus redoutables qu'est capable d'exprimer l'être humain. Du haut de ses 89 ans, Mechati porte un jugement lucide, distant et suffisamment objectif sur la guerre de libération pour que ses propos constituent un témoignage précieux et rarissime, dans la perspective d'une écriture -plutôt réécriture - de notre histoire. Une histoire jusque-là tronquée, biaisée et volontairement orientée de façon à ce qu'elle ne perturbe pas le cours de l'histoire imposé par les tenants du pouvoir depuis l'indépendance. Et c'est précisément pour tenter d'apporter sa modeste part de «correction» à cette histoire pervertie que ce membre du «Comité des 21» a jugé irréversible la nécessité de témoigner. La décision s'est imposée en 2000 et n'a pu se concrétiser qu'en 2009. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour se décider à «parler» ? : Nous n'avons jamais cherché à témoigner car on se disait que l'on ne pouvait pas le faire avant que des personnalités plus illustres que nous le fassent. On était gênés à l'idée de paraître avant eux, sans doute par modestie. Nous étions trois à penser ainsi, moi-même ; Guerras Abderrahmane et Habachi Abdeslem, nous étions issus du même quartier à Constantine et avions milité ensemble au Parti du peuple algérien (PPA). Jusqu'au jour où nous avions été quasiment provoqués par le frère d'un militant de base, aujourd'hui décédé, M. Boukrourou, qui avait joué un rôle important au déclenchement de la révolution en 1954. Le frère de ce dernier avait décidé de publier, en 1999, un article dans un journal régional de l'Est qu'il intitulera «Les non-dits de Constantine». Au lieu de se baser sur le parcours et le témoignage de son défunt frère, l'article contenait d'énormes contrevérités historiques, ce qui nous avait scandalisé moi et Guerras, lequel m'avait dit alors : «Il est temps de parler. La réponse à cet article fut publiée par ce dernier dans le même journal.» Le déclic ayant lieu, Mechati attendait, pour sa part, l'opportunité de le faire à son tour. L'obligation de réserve qui entourait ses fonctions diplomatiques l'empêchant d'intervenir comme il l'aurait souhaité, il dut attendre le début de la décennie 2000 pour commencer à témoigner pour le compte d'une thèse de recherche qu'effectuait à l'époque un étudiant. Ce dernier, explique Mechati, n'a pu la mener à bout car il s'est envolé pour la France pour poursuivre ses études. Ce n'est que quelques années plus tard que l'historien Daho Djerbal lui proposa de reprendre le travail qui devait donner lieu à un livre-témoignage Parcours d'un militant, dans lequel il effectue un retour en arrière pour apporter sa part de vérité dans ce que fut et aurait dû être la glorieuse histoire de libération. A commencer par l'opportunité de déclencher la révolution le jour J et au lieu L. «Si nous avions bien préparé le coup d'envoi de cette révolution, le congrès de la Soummam n'aurait pas eu lieu», réaffirme celui qui a fait partie du groupe de Constantine qui n'a pas été mis en confidence sur le moment du déclenchement de la révolution pour avoir émis un avis contraire en estimant qu'il fallait plus de temps et de préparation. «Nous n'étions pas d'accord sur la forme et non pas sur le fond», tient à préciser notre interlocuteur. L'histoire privée de ses témoins Lorsqu'on lui demande pourquoi y a-t-il eu très peu de témoignages d'acteurs de la révolution nationale, notre interlocuteur pense que c'est peut-être le sentiment de modestie chez ceux qui en ont été les principaux dirigeants qui a primé sur le besoin de raconter les faits. «Parmi ces derniers, seul Bentobal a écrit sur le groupe des 21, certains n'avaient pas le niveau d'instruction nécessaire pour cela. Il y a aussi Lamine Debaghine qui n'a jamais voulu écrire sur les dissensions qui l'opposaient à certaines personnes dans l'Organisation spéciale (OS). Il y a aussi celui qui fut le secrétaire général du PPA, Lahouel Hocine, qui a été choisi à ce poste en raison de sa grande culture, son don d'orateur et la qualité exceptionnelle de sa plume, en plus de sa grande modestie. Malheureusement, il nous a quittés il y a quelques années sans qu'il ait jamais voulu témoigner. Un homme de cette envergure avait été arrêté du temps de Boumediene.» Notre interlocuteur estime plus que jamais nécessaire que des historiens se saisissent des preuves de notre histoire pour les transcrire afin que les jeunes générations connaissent tout. «Il faut agir par tous les moyens pour recueillir les témoignages qui restent encore et dénoncer toutes les falsifications de notre histoire, d'où qu'elles viennent», insiste le moudjahid. Sur les récents témoignages historiques qui tentent depuis peu de rompre l'omerta qui entoure notre passé colonial, Mechati s'arrête sur celui du Dr Saïd Sadi, président du RCD, sur le colonel Amirouche. «C'est bien écrit et très documenté mais il nous laisse sur notre faim. Lorsqu'il suggère, par exemple, que c'est le MALG qui aurait divulgué l'information ayant permis de retrouver et de tuer Amirouche et Si El Haoues, il n'avance pas de preuves pour cela.» Lorsqu'on lui demande si cette piste peut tenir la route, notre interlocuteur répond en ces termes, bien lourds de sens : «Le MALG a fait tellement de mal. Abdelhamid Boussouf qui en était le créateur et chef de la 5éme région militaire depuis Oujda où il ne risquait rien, était très intelligent et prenait le soin de ne recruter que des jeunes tout aussi perspicaces.» Mais Mohamed Mechati en est convaincu : «Depuis 1962, le pouvoir a tout fait pour que l'histoire ne soit pas connue et ce, pour des raisons politiques évidentes. Boumediene n'a jamais milité avant novembre 1954 alors qu'il était en âge de le faire, du moins de militer dans un parti politique. Il étudiait à Constantine dans la médersa El Kettania, une création du pouvoir colonial pour contrecarrer l'association des Ulémas musulmans de Ben Badis.» Quelques récits Lorsqu'il replonge dans les dédales de notre guerre de libération, Mechati insiste sur le manque de formation politique des militants, ce qui avait été à l'origine de plusieurs dissensions, voire graves crises, par moments. Comme il le souligne dans son livre, le PPA se contentait de distribuer des tracts et des journaux aux militants, lesquels ont affûté leur formation «dans le tas». La plupart d'entre nous n'avaient pas de formation politique, contrairement aux militants du Parti communiste algérien qui étaient soutenus par son homologue français, lequel leur dispensait des formations en France et en Russie. Lorsqu'il y eut la crise de 1953-1954 entre la direction du MTLD et Messali Hadj, ce dernier a provoqué un véritable tremblement de terre en accusant les membres de la direction de trahison. Mais parce que la quasi-majorité des militants de base n'étaient pas suffisamment lucides politiquement, ils ont tous suivi Messali alors que les cadres ont soutenu le comité central. Dans son livre, Mechati évoque également l'abus d'autorité ayant caractérisé le fonctionnement de l'OS qui a pris les allures d'une «organisation paramilitaire». Sur cet épisode, Mechati remet en cause l'excès dont ont fait montre les responsables sur le plan disciplinaire : «C'est à cause de cette rigidité que l'OS a fini par être découverte par les colons. Elle a fonctionné comme une caserne, les militants n'étaient tenus que par un engagement moral mais ils étaient considérés comme des soldats qui n'avaient pas de vie de famille. Ceux qui faiblissaient un peu étaient brimés, bastonnés et traduits en conseil de discipline. Nous connaissons ensuite le reste, l'épisode du démantèlement de l'OS depuis Tébessa.» Pour le rappel des faits contenus dans son livre, c'est la fuite d'un militant dénommé Rahim (traduit en conseil de discipline) puis sa dénonciation de l'OS au commissariat d'Oued Zenati qui a fait découvrir le «pot aux roses». Au sujet de certains dirigeants historiques, Mechati n'est pas également avare en critiques. Il a eu d'ailleurs à maintes reprises à exprimer son opinion du vivant de Mohamed Boudiaf, celui-là même qui l'avait choisi pour diriger la section du Constantinois au sein de l'OS. Aux yeux de Mechati, Boudiaf s'était distingué par le refus de tout débat contradictoire. Dans son livre-témoignage, il lui fera même imputer le premier «coup de force militaire» sur le politique que l'Algérie ait jamais connu. Allusion à la réunion d'Alger fin juin 1954, lorsque le défunt Boudiaf avait organisé un «simulacre» en désignant le nouveau «comité en chef de la révolution» en écartant sciemment des membres, dont Mechati, pour lui avoir tenu tête précédemment. De même que «l'autorité légitime» du parti (MTLD), en la personne de Lahouel Hocine, secrétaire général, ordonnateur du politique et du militaire. Il regrettera, par ailleurs, l'attitude provocatrice du premier président algérien, Ahmed Ben Bella, lorsque, dans un discours, il a insisté sur «l'arabité» du peuple algérien : Il avait sans doute voulu faire un clin d'œil à Djamel Abdel Nasser en ne prenant pas toute la précaution nécessaire en évoquant un sujet aussi sensible. «C'est ce que nous avons vécu des années plus tard avec le problème de l'islamisme, chacun se prétendant plus musulman que l'autre», conclut le moudjahid. Dans son livre, il revient sur la crise berbériste de 1949 où des considérations autres que nationalistes avaient justifié l'écartement de Ould Hamouda et de Hocine Aït Ahmed du MTLD juste parce qu'ils étaient kabyles. A l'époque, Mechati, qui avait remplacé Ould Hamouda, avait convoqué une réunion à Géryville (El Bayadh) pour «y voir plus clair». Cette crise lui a permis de se rendre à l'évidence de calculs «mesquins» au moment où les Algériens étaient face au défi unificateur de l'indépendance. Dans son témoignage écrit, Mechati déplore que la guerre de libération nationale n'ait pas été rehaussée par des personnages de l'envergure d'un Mandela ou d'un Hô Chi Minh. Après l'euphorie, la désillusion Pour notre interlocuteur, l'Algérie était bien partie pour avoir aujourd'hui la même destinée que le Vietnam : «Je disais qu'on n'a pas de chef de la trempe de Hô Chi Minh qui avait la conviction de l'idéologie communiste. Chez nous, le parti nationaliste sous Messali considérait que le passé lui appartenait, le parti était géré comme une espèce de zaouïa, c'est pourquoi il se croyait président à vie et cette situation continue à nos jours. Nous, on a eu des dirigeants mégalomanes alors que ce sont les actes et les exploits qui font les hommes», explique-t-il avant de citer les dirigeants de l'OS que sont Aït Ahmed, Khider, Ben Bella et Boudiaf qu'il accuse de «tirer chacun de son côté» et d'entretenir des velléités de «zaïmisme» : «Voilà ce qui a manqué à l'Algérie indépendante. Il ne faut pas donner plus de crédit et de considération que ce que méritent les hommes.» Même sur la question très controversée des harkis algériens, Mechati ne veut pas se «risquer» à témoigner «à la légère», comme il le note lui-même. «C'est très complexe car il y a les vrais et les faux harkis, ceux qui le sont devenus par la force… ce qui est certain, c'est que ce n'est pas uniquement une question franco-française, elle est aussi algérienne.» Celui qui estime que le FLN aurait dû cesser d'exister avec le recouvrement de la révolution dit ne s'y être pas reconnu après 1962, ni dans aucune autre formation politique d'ailleurs. En 54, le FLN a eu l'intelligence d'appeler tous les Algériens sans distinction en leur demandant de mettre de côté leur appartenance politiques et idéologique pour unifier leurs rangs autour d'un seul et unique objectif : la guerre de libération. Mais à l'indépendance, le pouvoir en place s'est refusé à redonner sa liberté à chacun et a voulu tout récupérer pour lui à travers le FLN sans qu'il bénéficie du consentement de tous pour cela. Nous connaissons ce qui est arrivé par la suite, il aura fallu que le peuple dise «7 ans, barakat !» pour qu'on évite une guerre civile. «Les hommes politiques aux ambitions démesurées sont sourds et muets et peuvent s'avérer abominables. J'ai préféré ne plus entendre parler du FLN, de rester un homme politique mais pas partisan.» Depuis qu'il observe l'évolution de la scène politique nationale, les désillusions et le sentiment de gâchis se succèdent chez Mechati. Dans son livre, il consacre deux chapitres aux «avatars de la révolution» et à cette lourde interrogation : «Novembre 54 : quel résultat ?» Des articles de presse qui témoignent de son désarroi face à ce que l'Algérie post-indépendante était en train de vivre. A sa manière, il continua le militantisme à travers des écrits qui revêtent, à ses yeux, autant d'importance sinon plus que le propre témoignage qu'il livra dans son livre sur son parcours personnel durant la révolution. D'où son insistance auprès de son éditeur pour qu'ils figurent en annexe du livre. A chacune des étapes décisives du pays, Mechati n'a pu s'empêcher d'intervenir et d'interpeller le pouvoir en place. Observateur averti de l'Algérie indépendante Il choisira aussi de poursuivre son militantisme et tenter de donner vie à ses convictions profondes dans le cadre de la Ligue algérienne des droits de l'Homme, dont il fut un membre fondateur et vice-président. «C'est à ce titre que j'avais demandé audience au président Chadli pour évoquer les problèmes que rencontrait le pays. Nous voulions faire de notre ligue un contre-pouvoir et une force de propositions». Dans Parcours d'un militant, nous pouvons retrouver en annexe les articles les plus importants de Mechati parus dans la presse nationale, dont une lettre adressée à l'ex-président de la République et parue le 10 octobre 1988 dans Liberté. Celle-ci contient des propositions de sortie de crise rédigées avant les événements du 5 octobre, dont une plus grande ouverture démocratique, principale revendication. Ce qui était qualifié à l'époque de «chahut de gamins» allait donner raison aux thèses de Mechati qui regrette qu'Aït Ahmed ait décliné l'offre du pouvoir de reprendre les rênes de celui-ci pour tenter de sortir le pays de la crise dans laquelle il s'était engouffré en prenant le risque de légaliser un parti islamiste. «Ça aurait peut-être fonctionné plus facilement, dès lors que ce dernier était déjà à la tête d'un parti politique contrairement à Boudiaf, mais il a refusé catégoriquement l'offre du pouvoir», précise-t-il. Amer, Mechati l'est aussi en raison de l'attitude du pouvoir à son égard au lendemain de l'indépendance : «Lorsqu'on veut se débarrasser de quelqu'un on lui cherche des poux dans la tête ; lorsque j'ai pris mes fonctions de diplomate en Allemagne, on s'est arrangé pour que mon décret de nomination dénature mon prénom en Ahmed au lieu de Mohamed», dira celui qui s'est toujours départi de la langue de bois, si propre à une bonne partie des militants du FLN, un parti dont il s'interrogera, dans son livre, s'il s'agit d'un «symbole» ou d'un «instrument». «Je suis arrivé à cette conclusion que rien ne nous arrive par hasard», a-t-il dit, estimant que les Algériens sont en train de payer les conséquences des erreurs du passé. «Nous sommes aujourd'hui face à l'irréparable. L'irréparable, c'est les vies humaines des Algériens qui sont sacrifiées. Lorsque nos jeunes s'aventurent en mer au péril de leur vie, c'est qu'il n'y a aucun espoir dans ce pays et que les choses vont très mal. Le pouvoir a perverti cette génération. En 1954, le peuple était prêt à tous les sacrifices. Depuis 1962, le pouvoir en place n'est mû que par un seul souci : s'y maintenir à vie.» Mechati aurait certainement préféré finir le restant de ses jours dans une Algérie qui procurerait plus de joie et de raisons de vivre à ses enfants, dont ceux qui se sont tant sacrifiés pour sa libération.