On les disait disparus, inexistants, rendus obèses par le pétrole, tribalisés, préhistoriques, sans lien et sans Etat, peu capables de renverser le colonel ou le temps, invisibles, sans chanteurs, ni élites, ni partis, ni projets et voilà qu'on les découvre : les Libyens sont là, courageux, braves, étonnants et martyrs. Longtemps gouvernés par une blague, ils se sont révoltés avec un courage inouï, mains nues contre des snipers embusqués, poitrine contre avion de chasse, cri contre roquettes. Ce qui se passe depuis quelques jours en Libye est inhumain et invraisemblable. On y découvre le visage le plus horrible de la dictature, cette conviction intime du «ce pays est à moi !», cet aspect du hold-up des indépendances, cette violence de la prédation. Kadhafi est le produit extrême de cette maladie des «libérateurs» et de la légitimité par le nationalisme et la décolonisation. On découvre, avec ce criminel de guerre, l'idée profonde que se font les autres 40 voleurs de la propriété et comment ils se méfient à la fois de leurs propres armées, comment ils recrutent des milices «personnelles» pour punir leurs peuples, comment ils départagent le territoire entre leurs descendants et comment ils en arrivent à cette menace que «si vous me chassez, je brûle votre terre». Mais la liste des révélations n'est pas close : on découvre aussi comment les Etats occidentaux deviennent complices d'un fou et peinent à le condamner pour des raisons d'intérêts et pour s'assurer les marchés et les gisements. On découvre un monde complice de crime contre l'humanité, un Maghreb silencieux sur les tueries, un monde arabe impuissant à sauver un peuple malheureux. Que dire aujourd'hui ? Le chroniqueur n'arrive pas à écrire et à trouver les mots autrefois si faciles. L'idée part dans le désordre mais elle est simple : Kadhafi n'est pas unique, il est seulement extrême. Il incarne, au bout de l'involution, la mentalité des autres dictatures arabes et l'idée qu'ils se font de leurs missions sur nos terres. Dans tous les cas, certains utilisent des voyous contre leurs peuples, d'autres utilisent des avions de chasse, d'autres des médias de propagande. La plupart ont des fils ou des proches nés pour nous posséder, tous nous menacent du chaos quand on élève la voix, tous emploient tous les moyens possibles et jusqu'au dernier moment, tous font peu de cas de nos cadavres, pétitions ou envies de choisir nos avenirs. Kadhafi est donc le produit international de la complicité mondiale. En Algérie, ses fils étaient reçus comme des princes de sang, là où le Père était reçu en Occident comme un riche marchand rusé et amusant que l'on courtise. Kadhafi nous apprend qu'il ne faut jamais laisser un président aller plus loin que deux mandats car, après, il est difficile à expulser. Qu'il ne faut jamais baisser de vigilance et qu'il faut vite décoloniser à nouveau, chasser le voleur de terre et rapatrier le pays. Le chroniqueur n'arrive pas à fixer l'idée : on n'a pas de mots devant l'immonde. On a envie de vomir et de hurler : «Non il ne faut pas chasser Kadhafi. Non. Il faut le garder en Libye, le punir, le tuer en dix ans d'arrachage de peau, le réduire nu et misérable lui et ses enfants. Cet homme doit payer. Etrange clin d'œil du destin : avant d'apparaître sur sa TV avant-hier, le colonel était précédé par un jingle sur fond d'une musique reconnaissable : celle du film «Le Dernier des Mohicans». Vous pouvez le vérifier.