Le printemps arabe, commencé il y a un an, a provoqué une incroyable euphorie. Au détriment de l'action politique. La mort d'un marchand ambulant a déclenché une révolte à l'échelle d'un continent. C'est ce que les historiens seront tentés de dire en premier lorsqu'ils étudieront les causes qui ont provoqué le déclenchement de ce fameux printemps arabe. Dans un monde où l'image a acquis une force exceptionnelle, le symbole de Mohamed Bouazizi s'immolant par le feu il y a un an planera longuement sur le sort du monde arabe. Et marquera certainement l'issue de ces spasmes qui débouchent sur autant de promesses que de tragédies. Au niveau des symboles, pourtant, on n'a pris jusqu'à présent du printemps arabe que ce qui va dans le sens du poil. En occultant sérieusement tout ce qui n'obéit pas aux canons de la révolution tels que fixés par Al-Jazeera. En évitant aussi tout regard critique sur ce mouvement d'envergure, au point de clouer au pilori ceux qui n'affichent pas le même enthousiasme envers le printemps arabe, comme l'écrivain Adonis ou les partis de vieille tradition nationaliste. Il est évidemment plus rentable d'insister sur certains aspects, pour flatter le peuple et la rue, et s'en prendre à des gouvernants supposés corrompus et incompétents. On reteindra aussi que le printemps arabe sonne la fin d'une époque, celle où la société arabe et musulmane était considérée comme amorphe, apathique, incapable de se révolter et de contester l'ordre établi. Désormais, disent les penseurs officieux du printemps arabe, il faut compter avec ces peuples qui sont en train de se libérer, qui refusent toute tutelle et cassent tout sur leur passage. On retrouve les vieux discours sur la volonté indomptable des peuples, sur la puissance de la volonté populaire, et sur la légitimité de la rue. Des princes et des émirs se mettent à tenir de tels discours, et des dirigeants européens d'un rare conservatisme se mettent à exprimer leur grand respect pour les peuples arabes! Mais d'un autre côté, on n'insiste guère sur les aspects les plus dangereux de ce printemps arabe, au nombre de trois. Le premier concerne la nature même de la révolte en cours, qui est plus proche de la jacquerie que de la révolution. En fait, il se passe à l'échelle du monde arabe ce qui se passe au quotidien en Algérie, avec des mouvements de contestation, parfois violents, suivis d'une période de fièvre, avant l'accalmie. Mais une succession d'émeutes ne fait pas une révolution. Les contestataires sont plus des émeutiers que des révolutionnaires. La révolution a besoin d'un discours politique, d'un projet, et d'acteurs conscients. Elle est l'expression d'une volonté politique nationale. Elle aspire à changer l'ordre des choses pour en installer un autre, qui soit meilleur. Le printemps arabe est, quant à lui, l'expression d'un refus de quelque chose, une sorte de ras-le-bol visant à renverser l'ordre établi sans que l'alternative ne soit clairement définie. L'éloge du printemps arabe est un hommage appuyé à la puissance de la rue, à la spontanéité des foules. Sur l'échiquier politique, cela fait le bonheur d'un des multiples courants de gauche. Mais cela constitue aussi un aveu d'échec de l'action politique, car le monde arabe se retrouve face à sa triste réalité: une société laissée à elle-même, livrée aux courants les plus démagogues et les plus radicaux. L'irruption de la rue sur la scène politique est toujours le signe de l'échec des courants politiques institutionnels, ceux du pouvoir et ceux de l'opposition. Le projet politique le plus abouti est toujours celui qui couronne une action de longue haleine, non celui qui fait suite à un putsch ou une émeute. En outre, penser que la démocratie est l'idéal de ces mouvements de foule relève souvent de la douce utopie. Le second aspect contestable du printemps arabe concerne précisément l'issue de la révolte. L'euphorie suscitée par la chute d'un dirigeant occulte souvent cette réalité: les alternatives les plus crédibles ne sont pas forcément les plus démocratiques. Pour l'heure, Ennahdha a obtenu 41 pour cent des voies en Tunisie, alors que l'Egypte a basculé vers une junte militaire et la Libye glisse doucement vers le chaos. Troisième aspect contestable du printemps arabe, l'intervention étrangère. Elle a été aussi spectaculaire que décisive en Libye, mais même discrète, ailleurs, elle n'en est pas moins réelle. Elle confirme une règle assez simple: en l'absence d'une volonté politique nationale en mesure de porter la révolution, celle-ci va trouver des appuis à l'extérieur. Et quand des puissances étrangères s'en mêlent, c'est évidemment pour défendre leurs intérêts, pas ceux du pays concerné. Il devient dès lors difficile d'admirer les jasmins d'un printemps qui risque de privilégier les intérêts des vieilles puissances coloniales ou néo-coloniales.