Il faut l'expliquer : les algériens sont conditionnés, depuis les années 90 à cracher sur leurs élus et à ne rien dire sur leurs émirs et walis. La polémique sur les salaires des députés algériens est cyclique : son but est de faire condamner les modes de gouvernances choisis par les algériens au profit des modes de gouvernances choisis par la régence d'Alger. Car quand on y pense : que gagne et dépense un élu par rapport à ce que gagne et dépense un wali et un chef de Daïra ? Pour faire dans la comptabilité, les deux derniers sont pris en charge eux et leurs familles et invités sur budget de l'Etat. Ils mangent ce que paye l'Etat, c'est-à-dire nous. Les salaires des walis ne sont pas connus, ni ce que coutent leurs chauffeurs, leurs gardes du corps, leurs privilèges, primes et retraites. Le peuple n'en sait rien. On ne sait rien de leurs primes de représentation (costumes), de leurs primes d'effort et de leurs indices de retraites et plats préférés et billets gratuits. Le chroniqueur se souvient de cette anecdote qui lui a été racontée par un wali de l'ouest : «quand j'ai pris mes fonctions, mon prédécesseur m'a laissé une facture de consommation familiale de 80 tonnes de viandes pour une année !». Bien sûr, le wali a été prié de «régler» et de ne pas faire scandale quand il s'est plaint à son ministère. 80 tonnes, c'est ce que mange un peuple en une journée. D'où vient le chiffre ? De l'absolue liberté des désignés de l'Etat face aux chiffres et aux additions de notre argent. Le bon peuple a été conditionné justement à ne jamais s'interroger sur le salaire des beys et des deys et des ministres et à trouver normal que le régime ne discute pas et ne rend pas public l'argent public qu'il s'octroie. Par contre, tout le jeu de dé-légitimation est orienté, avec effet de loupe, sur le salaire des élus. Pour bien délégitimer la fonction élue, donc le vote, donc l'autogouvernance du peuple par lui-même, c'est simple : répéter, partout, tout le temps que le salaire des députés est indécent. Ce qui est faux. Ce qui est indécent, c'est leur fonction, la façon dont ils sont élus, leur niveau cervical parfois, leur soumission, mais par leur salaire. Comparé aux traitements des élus dans d'autres pays, même voisins, ce salaire est en dessous de la norme. Alger coûte cher, sauf au Pouvoir. C'est indécent de le dire ? Non : il s'agit d'un glissement qui a bien fonctionné depuis des décennies. C'est-à-dire pour bien moquer le peuple, on le fait se moquer des siens. Pour tuer le multipartisme on agrée 100 partis en six mois. Les exemples sont nombreux. Le glissement est encore plus monstrueux quand on suit la campagne électorale récente : des candidats qui promettent routes, logements et emplois à leurs tièdes peuplades, alors que la fonction de l'élu n'est pas de distribuer ou développer (monopole du régime) mais de légiférer (en principe). Pourquoi pousse-t-on les candidats vers cet abîme du mensonge ? Pour mieux les décrédibiliser justement. Cela va de paire avec l'agrément de partis fast-food et de candidatures loufoques. Cela va aider le peuple à asseoir sa perte de confiance dans les siens et donc en lui-même. Le régime a toujours pris soin de se monter mieux que son peuple, plus sérieux, plus instruit et donc plus capable de gouverner. A l'inverse, il a toujours pris soin de vider les élus de leur os, de vider l'APN de son sens, le peuple de sa légitimité et les pouvoirs d'autres que lui-même. Un élu peut à peine restituer un permis de conduire à Aïn-fin, mais le jeu le plus sournois est de lui donner le maximum de responsabilités avec le minimum de pouvoirs. «A quoi sert ce vote ?» a dit un jour un voisin au chroniqueur. «Pourquoi il ne nous demandent pas simplement de voter un Bouteflika à chaque fois et qu'on nous laisse en paix ?». Le but de l'indépendance est raté, mais celui du pouvoir semble être atteint : le peuple surveille ses élus, pas le régime.