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Les déchirements d'Albert Camus
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 16 - 07 - 2012

Le 4 janvier 1960, à 47 ans, Albert Camus se tuait dans un accident de voiture qui a revêtu le sens d'un destin tragique, d'un scandale ontologique. « Pour l'acteur comme pour l'homme absurde une mort prématurée est irréparable » avait-il écrit lui-même dans Le Mythe de Sisyphe. Ce décès allait ceindre d'un halo de gloire l'auteur de L'Etranger et contribuer puissamment à sa renommée. Camus était beau, encore jeune, « riche de ses seuls doutes » et devant une œuvre encore « en chantier ». Dès son vivant, la consécration de l'auteur, qui se présentait comme un rebelle et ne voulait rien « refuser des servitudes de son temps », avait commencé.
E n 1947, son nom avait été évoqué pour le Nobel de littérature. Dix ans plus tard, le prestigieux prix lui était attribué au motif que son œuvre mettait en « lumière, avec un sérieux pénétrant les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ».
Cette mort absurde se prêtait merveilleusement à l'apothéose qui trouve curieusement à se ressourcer dans les circonstances historiques et politiques du temps présent. Partout, on célèbre le « sacre » de Camus ; on rappelle que cette gloire, sans traversée du désert, ne peut être l'effet du hasard. On s'étend complaisamment sur l'efficience de cette pensée, exposée notamment dans L'Homme révolté (1951) dont les analyses auraient contribué à saper le mur de Berlin. On voit dans les prises de position de Camus à l'encontre du terrorisme qui frappe « civils, Arabes et femmes » un modèle de fermeté visant tous les terrorismes d'où qu'ils émanent. Et, du coup, cette figure du Juste, qu'il aurait incarnée à la perfection, se trouve accréditée nouveau au moment où Camus mettait sa justice en sourdine en refusant de se solidariser comme tant d'autres, nés sur cette terre d'Algérie comme lui, avec les Musulmans. Camus refusera obstinément de condamner la pratique de la torture devenue, Pierre Vidal-Naquet en administrera les preuves (in La torture dans la République), une institution. Les suppliciés, soumis à toutes les formes de barbarie, n'arracheront pas un cri de compassion à cet humaniste trop préoccupé d'alerter les démocraties occidentales sur les périls d'une invasion soviétique toujours possible. Convié par Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, à signer une déclaration contre l'interdiction de La Question d'Henri Alleg et, « au nom de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen », à condamner sans équivoque l'usage de la torture « qui déshonore la cause qu'il prétend servir », Camus « refuse, par lettre, de s'associer à cette démarche » (in Hamon et Rotman, Les Porteurs de valises). En réalité, il était plongé dans une grande perplexité. Selon les vues qu'il développe dans L'Homme Révolté, Maurice Audin et Henri Alleg étaient insurgés, soumis à la question, donc des victimes, mais ils étaient communistes, donc des « bourreaux » en puissance. Alors que Malraux, Mauriac, Roger Martin du Gard et Sartre écrivent au président de la République pour s'élever contre la saisie du livre d'Alleg, que Vercors avait renvoyé à Guy Mollet sa légion d'honneur, Camus adoptait la posture hiératique du moraliste : ‘Et Camus le juste, dit un écrivain algérien, il ne nous a servi que des sermons'. Il faudrait, un demi-siècle après la mort de Camus, pouvoir passer l'œuvre et le parcours au crible d'une juste critique. A ce sujet, il avait lui-même écrit : « Quand on se laisse aller à présenter un spectacle ou à publier un livre, on se met dans le cas d'être critiqué et l'on accepte la censure de son temps. Quoi que l'on ait à dire, il faut alors se taire ». (in Pourquoi l'Espagne, réponse à Gabriel Marcel).
En 1965, dans une première édition des œuvres de Camus, dans la collection de La Pléiade, Roger Quilliot et Louis Faucon avaient retenu le principe de la division des écrits de Camus en fiction, textes dramaturgiques et en essais théoriques, politiques, textes journalistiques et philosophiques. Telle qu'elle se présentait, elle se voulait un hommage à l'homme, à l'ami qui venait de disparaître et laissait ouverte la question d'une appréciation ultérieure. La présente édition en 4 volumes, qui recueille l'ensemble des écrits de Camus a opté pour la présentation chronologique. « Devions-nous les classer dans l'ordre chronologique ? » écrivait Quilliot qui répondait en notant que « Toute classification tient un peu de l'arbitraire, la politique ne se séparant jamais chez Camus de la réflexion philosophique et morale, de la méditation sur l'art ou de la recherche littéraire ». Il reconnaissait que le choix était « délicat », Camus lui-même ayant rangé dans L'Eté des textes que séparait quatorze ans comme Le Minotaure ou La mer au plus près ». Et Quilliot concluait : « N'avait-il (Camus) pas regroupé dans Actuelles III des articles de 1939 et d'autres publiés en 1956 ? ». Tout choix était dans ces conditions « discutable ». Il reste à se demander si la présentation dans l'ordre chronologique des œuvres n'enferme pas le risque de rompre la continuité de la pensée de Camus, de masquer les liens forts qui unissent ab ovo les thèmes qui apparaîtront plus tard en pleine lumière.
Si la première édition ne peut être qualifiée de critique stricto sensu, on se demande quelle interprétation de Camus la seconde pléiade (4 volumes) voudrait accréditer. Sous le louable effort de rendre l'œuvre de Camus mieux compréhensible au lecteur d'aujourd'hui, il semble que l'édition nouvelle de la Pléiade veuille conforter l'image d'un Juste, également éloigné dans ses écrits et dans son action publique du dogmatisme et du sectarisme, un écrivain et un artiste inclassables, alors que le Dictionnaire Camus semble camper l'auteur de Noces en penseur antitotalitaire qui aurait ébranlé les despotismes du XXe siècle. « Ils ont bonne mine aujourd'hui ceux qui ont brocardé ses manquements au matérialisme historique et sa morale de Croix-Rouge », écrit-il sans dissimuler sa satisfaction. Placé sous des auspices aussi revanchards, ce dictionnaire ne dispose pas à une appréciation sereine des écrits camusiens.
Si par « manquements au matérialisme historique », Jeanyves Guérin vise les positions de Jean-Paul Sartre, il ne rend que plus évident au lecteur qu'il n'a lu sérieusement ni L'Etre et le Néant, ni Matérialisme et Révolution et pas davantage la Critique de la Raison dialectique. Jeanyves Guérin, qui évoque d'un mot la hargne témoignée par la presse stalinienne au « pape de l'existentialisme », connaît manifestement peu le Sartre, voué aux gémonies, insulté à satiété et vilipendé par les idéologues d'un Parti communiste de triste mémoire, ce Sartre qui polémique contre Roger Garaudy et cloue le « crétin » Jean Kanapa au pilori. Il y a pis : Jeanyves Guérin ne s'avise pas que l'effondrement de l'Union Soviétique a été, en partie, l'œuvre de résistants afghans, soutenus et armés par le « monde libre ». Des musulmans fanatiques qui professent un islam très proche de celui des indépendantistes algériens, auxquels Camus refuse toute maturité politique (Actuelles III). Ce n'est certes pas sans raison que les uns et les autres sont appelés les Moudjahidine, terme où une oreille exercée peut entendre le Djihâd. « La mouvance républicaine et laïque dont Camus est issu est intellectuellement mal préparée à accepter l'émergence d'un mouvement nationaliste et religieux » note à juste titre Jeanyves Guérin. Il se trouve seulement que nombre de révolutionnaires, trotskystes, militants de Socialisme ou Barbarie, d'hommes de gauche, parfaitement laïcs, ont tout à fait compris, approuvé et activement soutenu le combat des Algériens.
L'appréciation de l'œuvre d'Albert Camus est marquée au sceau de son parcours politique. Nos contemporains ne veulent décidément retenir de lui que celui qui a pressenti « la fin des idéologies » qui, nous révèle-t-on, « a fini par arriver ». Nous serions grâce à Camus et à quelques autres enfin débarrassés de cet encombrant cadavre. « L'un des plus grands philosophes du siècle », selon le bergsonien Worms, aurait vaincu le totalitarisme, après avoir fustigé les compromissions staliniennes des existentialistes des Temps Modernes. Comme de juste, Camus, ayant pendant trente ans, vox clamantis in deserto, été ignoré de l'époque où le totalitarisme régnait dans les faits et dans les esprits, prend aujourd'hui une belle revanche qui lui vaut sans doute les perspectives de la « panthéonisation ». Mais ce serait oublier que ce faisant, on ne fait que parer du masque de l'idéologie un auteur que l'on crédite d'avoir, le premier, évoqué la fin des idéologies.
En réalité, même si Camus avait, dès avant 1947, entamé sa dérive droitière, il est certain que c'est dans La Peste qu'on en voit les signes les plus patents. Il est banal, somme toute, de voir d'anciens militants brûler ce qu'ils ont jadis adoré. Maurice Nadeau raconte qu'à l'époque où il connut Camus, celui-ci n'assumait toujours pas son exclusion du Parti Communiste Algérien. A vrai dire, l'itinéraire de Camus est, entre 1938 et 1947, plein d'enseignements. L'auteur de L'Homme Révolté change de bord au moment même où il accède à la notoriété, où il devient une vedette, cessant par conséquent d'être pauvre. Ses conditions objectives de vie ayant changé, Camus ne porte plus le même regard sur les réalités sociales et politiques. C'est le moment où, faisant connaissance avec Koestler, il se laisse influencer par lui et adopte des opinions auxquelles son évolution personnelle l'inclinait naturellement. Qu'avait en effet de commun Camus d'après la Libération, l'auteur déjà célèbre, avec Camus, le pauvre d'Alger ? Pas grand-chose, reconnaissons-le.
Le Camus, d'après la Libération, se convainc qu'il est nécessaire de combattre le plus dangereux des césarismes, le totalitarisme de cette URSS dont les armées ont, de manière décisive, contribué à vaincre l'hitlérisme. La Peste, texte sur la valeur littéraire duquel les critiques de Maurice Nadeau à Gaëtan Picon en passant par Etiemble, ont exprimé des réserves est le grand témoin de cette conviction qui tournera vite à l'obsession. D'autre part, ayant situé la scène à Oran, Camus réussit la performance d'expulser les Algériens de souche arabe du roman.
On y entend tous les échos de l'Occupation, mais racontés par un narrateur abstrait. On peut comprendre que Francis Jeanson ait pu lui reprocher d'être «une chronique transcendantale ». En réalité, et la suite le montrera avec éclat, Camus était captif de ses contradictions.
On pouvait subodorer que les totalitarismes, dont le narrateur craignait le resurgissement, renvoient d'abord au stalinisme contre lequel Camus allait braquer les dispositifs offensifs de L'Homme Révolté.
Une querelle d'intellectuels montre la crispation de Camus sur le problème soviétique. Les positions de Merleau-Ponty à propos de Darkness at noon (Le Zéro et l'Infini) l'ayant exaspéré, Camus, de méchante humeur, s'en prit un soir à l'auteur de Humanisme et Terreur. Mais comment Camus, ayant signé Misère de la Kabylie, pouvait-il rester aveugle à cette vérité que l'humanisme « ne supprime ni le chômage, ni la guerre ni l'exploitation coloniale et qu'en conséquence replacé dans l'histoire de tous les hommes, il est, comme la liberté de la cité antique, le privilège de quelques uns et non le bien de tous. Que répondre à un Indochinois ou à un Arabe qui nous fait observer qu'il a bien vu nos armes, mais non notre humanisme » ? (Humanisme et Terreur. pp. 293-94). On pouvait, à l'époque, se déclarer partisan de la lutte des opprimés pour leur émancipation sans faire allégeance au stalinisme. Les antistaliniens intransigeants de Socialisme ou Barbarie, les trotskystes qui appuieront l'insurrection algérienne, et ils ne furent pas les seuls, en fournissent un excellent exemple. Ceux-là ne se sont pas accordés la facilité d'unir dans une même réprobation Marx et Staline, précisément parce que leur approche était fondée sur une connaissance réelle et profonde du corpus marxien.
Les déchirements de Camus éclateront au grand jour entre 1955 et 1958. Pied-Noir, il penchera, comme l'écrit Mouloud Mammeri, dans ‘le sens de ses viscères'. Ce réflexe tribal, communautariste comme on dirait aujourd'hui, aurait été tout à fait compréhensible, si Camus ne l'avait masqué sous un humanisme de bon aloi. Qu'il préfère sa mère, c'est son droit le plus strict, mais ce qui est proprement insupportable, c'est qu'il travestisse des choix personnels, en excipant d'un humanisme qui n'est rien moins qu'universel, en critiquant le « terrorisme de masse », en vilipendant l'immaturité politique des insurgés algériens alors qu'il s'agissait d'appuyer un peuple en lutte pour son émancipation. Prisonnier des stéréotypes coloniaux, Camus n'a pu admettre la violence révolutionnaire du Fln monté à l'assaut d'un système colonial qui refusait obstinément de se réformer. Fustiger le terrorisme de masse, comme par exemple lors de la Bataille d'Alger, c'est oublier que le système colonial n'a laissé aux Algériens que la perspective de l'action violente, que ce terrorisme de masse s'explique, au moins au début, par les exécutions des militants algériens sur l'ordre de Lacoste, qu'il est une manière d'attirer l'attention du monde sur leur lutte, affrontés qu'ils étaient à une armée d'occupation disposant de moyens considérables. Ce que Mandouze, Jeanson, et tant d'autres ont compris, Camus a refusé de l'admettre. Dans Sa réponse au directeur des Temps modernes, il se dit fatigué, lui le vieux militant qui n'a rien refusé des luttes de son temps, « de recevoir sans trêve ses leçons d'efficacité de la part de censeurs qui n'ont jamais fait que tourner leur fauteuil dans le sens de l'Histoire ». Peu de temps plus tard, Jeanson, joignant l'acte à la parole, s'engagera dans la lutte effective aux côtés des indépendantistes algériens alors que Camus en restera réduit à condamner le terrorisme avec ces articles qu'on écrit « si facilement dans le confort du bureau » selon ses propres termes.
Si l'on s'en tient aux analyses de L'Homme Révolté, on se défend mal du sentiment que la lutte des Algériens ait mis Camus dans l'embarras. En effet, les Algériens sont de son point de vue des colonisés, donc des victimes mais leur lutte est soutenue par le camp des « progressistes » et, chose détestable, par Nasser, un despote « fascisant ». On peut par conséquent craindre que, menant leur révolution à leur terme, ils ne deviennent des « bourreaux ». Au reste, lorsque Camus proteste que les Pieds-Noirs ne font pas tous « suer le burnous », il oublie d'ajouter, car il ne l'ignorait pas, qu'aucun des Européens de condition modeste ne pouvait se concevoir, dans une Algérie nouvelle, l'égal d'un musulman (cf. Albert Memmi, Portrait du colonisé.) Enfin, ce sont ces Européens d'Algérie dont se souciait tant Camus, ces petits Blancs, émeutiers en diable, antirépublicains, fascistes aussi, qui formeront les phalanges de l'OAS.
Si l'esprit scientifique se reconnaît à l'amour de la vérité, à la curiosité intellectuelle, à l'esprit critique, au rejet du principe d'autorité et surtout à la probité, force est de constater que Jeanyves Guérin y déroge dans les « entrées » de ce Dictionnaire qu'il consacre à Albert Camus (éditions Robert Laffont). Il est plus qu'étonnant, il est même scandaleux, qu'aucune contribution algérienne, de quelque bord qu'elle soit, n'y ait été recueillie. Quand on sait la place qu'occupe l'Algérie dans l'œuvre de Camus, que, sans elle, l'homme et l'œuvre sont incompréhensibles, on en reste ébaubi. Qu'il nous suffise de citer pour les travaux les plus récents, Albert Camus et l'Algérie de Christiane Achour (Barzakh éditions, 2004).
Que les nationalistes et les chercheurs algériens goûtent peu les positions politiques de Camus et portent sur l'œuvre un regard des plus critiques, ne constitue pas une raison pour sciemment ignorer ou écarter leurs analyses, ce serait déroger à l'une des règles majeures de la probité scientifique et, de surcroît, pratiquer la dissimulation. En outre, touchant la période de l'immédiate Après-guerre, M. Jeanyves Guérin s'est dispensé de faire appel à des témoins qui participèrent à l'aventure de Combat. Témoins qui sont encore de ce monde, et qui auraient pu lui fournir maints détails sur les rapports de Pia et de Camus. Il ne suffit pas de consulter les écrits de ces témoins, la rigueur scientifique voudrait qu'on se donnât la peine de vérifier la concordance de leurs écrits et de leur pensée présente. Au reste, l'idée que ces témoins n'avaient peut-être pas tout dit ne lui a peut-être pas traversé l'esprit. En outre, le parti-pris hagiographique, toute critique de Camus étant attribuée à la « méchanceté » et à la « malveillance », la mise sous le boisseau ou la présentation tendancieuse de faits défavorables, (les analyses de Conor Cruise O'Brien par exemple), ne font pas de ce Dictionnaire l'œuvre de référence attendue.
Cinquante ans après l'accident qui coûta la vie à Camus, nous avons cru devoir compléter, corriger et parfois critiquer le portrait qui en est actuellement brossé. Ce n'est pas, pensons-nous, lui rendre justice que de camoufler des faits essentiels, d'atténuer des éléments qui contribuent à présenter la personnalité et les positions de Camus dans toute leur complexité.
*Docteur en philosophie (Sorbonne Paris-IV), journaliste et écrivain.


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