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«Les anges meurent de nos blessures» de Yasmina Khadra : Destin tragique d'un «faux miraculé» de l'entre-deux-guerres
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 09 - 11 - 2013

On dit que celui qui va mourir voit défiler devant lui toute sa vie, dans le moindre détail, en un bref instant.
Vrai ou faux, personne n'est jamais revenu du royaume des morts pour l'affirmer ou le démentir. En tous les cas, c'est là un artifice que les romanciers, comme les scénaristes, utilisent pour raconter une histoire, la technique du flash-back. Et dans son dernier roman, «Les anges meurent de nos blessures», paru chez Julliard, l'auteur, Yasmina Khadra, raconte cet instant. Un instant qui dure un roman, l'histoire, superbement racontée, d'un homme, sa naissance, ses misères, son ascension, sa gloire, puis sa décadence.
La rétrospective commence sans transition. De l'instant de « pré-mort », Turambo, le personnage central du roman, du nom du village où il est né, avant de passer sur l'échafaud, voit ses souvenirs déferler comme un torrent. Terribles souvenirs, un retour vers l'enfance misérable, le souvenir des privations, la survie dans un ghetto qui rappelle un peu de l'atmosphère de « L'olympe des infortunes », un autre roman de Yasmina Khadra, avec « Graba » comme décharge, véritable mouroir, presque une léproserie où l'auteur décrit la détresse inouïe des gens vivant d'expédients, dans le dénuement total, matériel et même moral, la désinvolture criminelle et la perversion de ceux qui en profitent. Dans le roman, ce ghetto est enfoui au fond de l'âme de Turambo, qui le traîne avec lui comme un boulet. Et c'est cette misère, finalement, qui fait accepter la mort à Turambo. L'auteur décrit avec force détails l'enfance misérable de Turambo et de ses congénères, sa famille, ses voisins et ses compagnons d'infortune. Turambo, dans ce flash-back de la mort, s'y accroche comme pour se donner une raison valable de mourir. Il ne veut pas rater sa mort, lui qui a raté sa vie.
UN BOXEUR «MIRACULE» DONT LA MORT N'EN VOULAIT PAS
Dans l'antichambre de la mort, Turambo voit passer toute sa vie, son ghetto, ses souvenirs se réveillent et il veut les consumer, les griller un à un. « Je ne sais rien faire d'autre que me souvenir. J'ai le sentiment que l'on ne s'éteint tout à fait qu'après avoir consumé l'ensemble des souvenirs, que la mort est l'achèvement de tous les oublis », dit-il. Ce n'est qu'après que vient la délivrance, voire la sérénité devant la mort inéluctable.
Et dans une ironie dont seul le sort a le secret, Turambo ne passe pas sur l'échafaud. Et faute de mourir décapité, il devient un légume, « verrouillé dans sa stupeur ». Turambo, un miraculé, ou est-ce la mort qui n'en voulait pas ? Il n'en est pas un vraiment. Les vicissitudes de la vie étaient son lot, sa mort est lente, sa mort est toute sa vie. Peut-être que la guillotine aurait été préférable. Qui sait ? Peut-être aussi que son destin était de boire le calice jusqu'à la lie. Et Turambo n'est pas un miraculé comme Edmond Bourg dont la guillotine n'en voulait pas parce qu'une autre mission l'attendait. Pour lui, ce n'était qu'un sursis. «Les anges meurent de nos blessures» est une histoire à plusieurs niveaux, invitant plusieurs lectures. Réelle, ou fruit de l'imagination de l'auteur, peu importe. C'est l'histoire tourmentée d'un boxeur au crochet formidable, qui a connu la misère avant la gloire, l'amour et les désillusions qui l'éteignent, la mort menaçante, puis un sursis providentiel, la maladie qui devient un alibi, la vie d'un Algérien parmi tant d'autres dans un pays colonisé. Et, justement, l'histoire de Turambo est peut-être un prétexte pour parler de l'Algérie d'entre-les-deux-guerres. L'auteur a voulu, à sa manière, raconter cette Algérie, en exacerbant les destins des uns et des autres, et en décrivant la misère que fut celle des nôtres durant l'occupation française, l'injustice du «roumi», l'opportunisme du «frère» et sa cruauté, où l'amour n'a pas de place, ou si peu, devenant presque une aliénation, une «chose» déplacée dans un monde de cupidité.
LE RING POUR S'AUTOFLAGELLER
«L'amour est le privilège des nantis. Les crève-la-faim n'y ont pas accès. Leur monde est trop sordide pour seoir au rêve; leur idylle est une imposture», disait la mère de Turambo, un Turambo qui cherchait un sens à son existence et que l'illusion de l'amour lui donnait… l'illusion qu'il pourrait, pourquoi pas, être heureux. Mais la désillusion est grande, l'amour n'est pas pour lui et pour avoir osé en rêver il doit faire pénitence et «il n'y avait pas mieux qu'un ring pour s'autoflageller». Et c'est là qu'il décide d'embrasser la carrière de boxeur professionnel, par dépit, par déception amoureuse. La déception des siens aussi: un père à moitié fou, une cousine qui lui échappe, avec la bénédiction de sa propre mère… Et il y arrive, devient un champion adulé par les foules. Il mange enfin à sa faim, retrouve même l'amour. Mais il connaît ses origines, il n'y échappe pas. D'ailleurs, beaucoup prennent le soin de le lui rappeler. Mais celui dont le crochet est fulgurant a un cœur tendre, qui s'enflamme au moindre regard attentionné, mais il est toujours perdant. C'est le genre de ring où il a toujours le dessous, et finalement se retrouve seul, quand sa fin arrive, ni femme, ni enfants, ni amis…
Yasmina Khadra, dans «Les anges meurent de nos blessures», a un sens aigu de la narration et de la description. C'est un conteur né. Il raconte l'histoire de Turambo avec brio, dosant ses effets, maîtrisant celui du flash-back qu'il utilise, en fait, à trois reprises: juste avant l'exécution de Turambo, qui n'aura pas lieu finalement, et en attendant sa mort sur son lit d'hôpital. Les souvenirs de Mme Ramoun avant de mourir est un autre exemple de cette technique bien maitrisée. Il dépeint aussi ses personnages d'une manière parfois crue, avec sévérité, mais sans complaisance, et surtout sans cynisme ni méchanceté. L'auteur pousse parfois le sens de la description jusqu'à l'exagération. Il «use» d'une caméra en couleur qui ne s'arrête pas à l'enveloppe charnelle des individus, mais pénètre leurs âmes, leurs pensées, accompagne leur ascension, accueille leur déclin, subit leur décrépitude, les prévoit même, devinant leurs sentiments et, prévenante, les aide pudiquement à les étouffer ou à les faire exploser.
QUAND LES LIEUX DEVIENNENT DES PERSONNAGES
Dans «Les anges meurent de nos blessures », Yasmina Khadra, plus qu'un roman, a pris soin d'écrire un scénario fort minutieux et détaillé. Fort en détails descriptifs et narratifs, pleins d'images de personnages en couleur, de lieux (Graba, Sidi Bel-Abbès, Oran…), chaque chapitre du roman est un épisode d'une histoire bien agencée. Dans « Les anges meurent de nos blessures », même les lieux deviennent des personnages à part entière. Yasmina Khadra y restitue la société algérienne des années 20 et 30 avec ses tares, ses misères inimaginables, mais avec beaucoup de poésie, mettant en scène des personnages attachants, parfois pitoyables. Il décrit Oran et son célèbre quartier de M'dina J'dina, Derb, Lamur (El Hamri), et bien d'autres. On se surprend à reconnaître certaines rues et ruelles, certaines places publiques et à y projeter nos propres souvenirs.
Sans être exclusivement un roman psychologique, l'auteur de « Les anges meurent de nos blessures » a pour la psychologie de ses personnages une attention toute particulière, qui parachève une certaine cohésion dans la structuration de la narration, les personnages étant les éléments clés de cette narration, qui la justifient. Et, d'un autre côté, en plus de la narration, la psychologie des personnages du roman fait partie intégrante de leur description même, et de leur évolution tout au long des péripéties de l'histoire. Leurs joies, leurs peines, leurs aspirations, leurs rêves, leurs désillusions, leur humour, l'absence d'humour, … sont autant de traits qui font Turambo, Nora, Aïda, Irène, Louise ou Taos, ainsi que Mekki, Gino, Zane ou Pierre, ou encore Alarcon.
A la fin du roman, on retrouve Turambo à quatre-vingt-dix ans, sur un lit d'hôpital avec ses souvenirs, un autre flash-back achevant le premier. La déchéance de la vieillesse et de la maladie, un Turambo seul, n'ayant pas su ou pas pu garder les êtres qui lui étaient chers. Le dernier chapitre est bouleversant, comme l'est l'histoire de Turambo et des personnages de ses souvenirs. Il est bouleversant d'aveux et de vérités, des cris coincés dans la mémoire, et puis le calme, presque la sérénité, qui précède le grand départ, sans son, sans furie. C'est l'acceptation de la défaite face à la vie, face au destin, une acceptation au sens philosophique du terme, pas de fatalisme : le boxeur, KO, encaisse la défaite et ne cherche plus de revanche.
DU YASMINA KHADRA
Et puis, dans ce roman, il y a autre chose. Il y a l'atmosphère particulière d'un monde particulier créé par des mots choisis par l'auteur, animé par des personnages hauts en couleur aux destins épars et troublés, une impression qu'on garde encore un certain moment après avoir clos le livre, impression qu'on retrouve quand on ouvre un autre livre de l'auteur. Ce qui nous donne une signature, sans que celle-ci soit recherchée. Et qui nous fait dire : assurément, c'est du Yasmina Khadra.
IMPRESSIONS
Connu et salué dans le monde entier, Yasmina Khadra est l'auteur de la trilogie Les Hirondelles de Kaboul, L'Attentat (adapté au cinéma par le réalisateur Ziad Doueiri en 2013) et Les Sirènes de Bagdad, consacrée au dialogue de sourds entre l'Orient et l'Occident. L'Attentat a reçu, entre autres, le Prix des libraires 2006. Ce que le jour doit à la nuit - Meilleur livre de l'année 2008 pour le magazine Lire et prix France Télévisions 2008 - a été adapté au cinéma par Alexandre Arcady en 2012. La plupart des romans de Yasmina Khadra sont traduits dans quarante-deux pays. «Un authentique roman de formation, captivant, avec des passages d'anthologie, tel celui de l'ultime combat. Mais indissociable du contexte de l'Algérie coloniale de l'entre-deux-guerres. Tout ici sans cesse y renvoie, par les situations et les ambiances, les attitudes et les habitudes. Par la langue aussi, une combinaison de proximité et de brutalité, suggérant l'aliénation sous ses multiples espèces » (Jean-Claude Lebrun - L'Humanité du 31 octobre 2013).
Dans « Les anges meurent de nos blessures », Yasmina Khadra, par le truchement d'un jeune boxeur, restitue la société algérienne des années 1930 avec lyrisme... Dureté, pureté : comme son personnage, le roman balance entre les deux, révélant les rêves et les tensions, l'obstination et la résignation, la rivalité entre Berbères et Arabes, le poids de la culture européenne, et surtout le sort des femmes. Portrait d'un homme, de trois femmes, d'une ville et d'une société entière, portée par le rêve d'une nation «araberbère», Les anges meurent de nos blessures surprend son lecteur jusqu'à la fin. Un lyrisme qui met K.-O. » (Hubert Artus - Lire, septembre 2013). «Les scènes émouvantes et les dialogues savoureux du dernier roman de Yasmina Khadra dressent une belle galerie de portraits de femmes et de gens cabossés. Ça débute comme ça: « Je m'appelle Turambo et, à l'aube, on viendra me chercher.» De cette première phrase à la dernière - « (…) jusqu'à ce que le grand sommeil nous soustraie aux désordres de toute chose.» -, l'écrivain maintient une énergie prodigieuse dans ce nouveau récit coiffé de l'un des plus beaux titres de la rentrée littéraire : Les anges meurent de nos blessures. On connaissait son talent de conteur, puisqu'il a déjà offert au public, L'Attentat, Ce que le jour doit à la nuit (deux livres qui ont fait l'objet d'une adaptation cinématographique) ou encore Les Hirondelles de Kaboul et Les Sirènes de Bagdad ». (Le Figaro).


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