Hier, nous avons appris que quatre grévistes de la faim se sont évanouis et ont été évacués sur l'hôpital de Sig avant de rejoindre leur campement devant l'usine Lafarge à Oggaz. Nous apprenons que la situation d'une bonne moitié de ces dix-sept travailleurs qui ont entamé leur mouvement de protestation le 9 mars dernier à 00 heures se détériore. Mardi 11 mars aux environs de 22 heures. Nous quittons l'autoroute pour emprunter la route nationale reliant Sig à Oggaz. Elle est peu fréquentée et, surtout, pas du tout éclairée. A droite de la route, le bruit et la lumière indiquent l'emplacement du complexe de ciment de Lafarge, notre destination. Pour y accéder, il fallait faire attention pour ne pas rater le tournant qui y mène. Les gros engins, allant ou revenant de l'usine, chargés de ciment, éclairant la route, nous servent de repère. Sans le moindre écueil, nous nous retrouvons en train de longer une muraille imposante. Nous voilà presque à bon port. Un parking où de gros camions attendent leur tour pour accéder à l'usine. Des barrières artificielles obligent les chauffeurs à ralentir. Constatant la fermeture de la porte principale, nous nous dirigeons vers la seconde. Deux grosses banderoles signalent le campement des dix-sept grévistes de la faim. «Oui à l'investissement étranger. Non à l'esclavage», peut-on lire sur l'une d'elle. Sur l'autre on s'est contenté de signaler l'évènement : «Dix-sept travailleurs en grève de la faim». Avant de quitter la voiture, une voix nous souhaite la bienvenue. Pour affronter le froid, surtout ceux dont les ventres étaient vides depuis deux jours, nos hôtes ont allumé un feu de bois. Certains étaient «terrés» dans les petites tentes qu'ils ont érigées à une dizaine de mètres de la seconde entrée de l'usine. En fait, ils se sont trouvés en sandwich entre deux parkings, l'un pour les gros engins, le second pour les véhicules des cadres et responsables de l'usine. Ceux avec qui nous avons passé un bout de la soirée, neuf au total, portaient tous des tenues de travail, pour être identifiables, peut-être. En plus, ils étaient tous habillés qui d'une djellaba, qui d'une parka, pour se prémunir du froid dans ce coin presque montagneux, il faut le signaler. Quand nos hôtes nous ont reconnus et surtout quand ils ont compris l'objet de notre visite nocturne, l'un d'eux nous invite à partager avec eux l'eau et le sucre. Ce qu'ils ingurgitent pour tenir le coup. Nous avons décliné poliment l'invitation en précisant que nous sommes plutôt café corsé. Rien que l'évocation de ce breuvage a fait saliver certains d'entre eux. Nous entamons une discussion à bâtons rompus. Nous apprenons que l'un d'eux s'est évanoui durant la journée et que les éléments de la Protection civile et de la Gendarmerie nationale se sont déplacés sur les lieux pour le secourir en cas de besoin et établir le constat. Parmi les grévistes de la faim, nous apprenons qu'il y a un diabétique et un hypertendu. Le premier semble faire attention à son état de santé. Il est équipé d'un glycomètre. Durant notre passage, sa glycémie était de 1.15, donc bonne. La discussion a porté un moment sur les manœuvres de l'employeur, en l'occurrence Lafarge, pour empêcher les grévistes d'entamer et de continuer leur mouvement de protestation. Ainsi, nous apprenons que les grévistes ont pris de vitesse les responsables de l'usine, puisqu'ils ont installé leur campement le dimanche 9 mars à minuit. Auparavant, l'employeur a été avisé par voie de courrier, nous dit-on. Les responsables de l'usine se sont employés à ramasser même les palettes en bois pour empêcher les grévistes de la faim de les utiliser le soir pour se réchauffer. De l'autre côté, nous apprenons qu'un des grévistes a ramené avec lui son ordinateur portable et une clé internet, ce qui lui permet d'entrer en contact avec les travailleurs de Lafarge à travers le monde. Déjà, il a réussi à attirer la sympathie de certains groupes en Asie du Sud-Est mais, actuellement, il concentre ses efforts sur l'Europe de l'Ouest. Il nous donnera un cours sur la communication en nous expliquant que l'employeur cherche à l'étouffer sur ce chapitre là et laisser l'usure continuer son œuvre. Mais, nous explique un autre, «ils oublient notre précieux soutien». «Ce sont nos familles», tonne un autre. Et on nous donne un bout de papier, reçu par un gréviste dans une paire de chaussettes, écrit par sa fille. On peut lire : «reviens papa sain et sauf». L'écriture, encore maladroite, est visiblement d'une gosse en bas âge. Mais le message ne souffre aucune ambigüité. Durant notre passage, de temps à autre un téléphone sonne. «C'est un tel qui vous passe le bonjour et prie pour vous», lance celui qui reçoit la communication. On nous signale que les parents de ceux qui mènent ce mouvement sont disposés à venir se joindre à eux et grossir leur campement. Pendant que la discussion bâtait son plein, deux voitures de la Gendarmerie nationale débarquent sur le site. Apparemment, il existe un espace de familiarité entre les gendarmes et les grévistes de la faim. Intrigué par la présence de deux «étrangers» et surtout le véhicule immatriculé (16) excitera la curiosité (professionnelle) de l'un d'eux. Nous finissons par décliner nos identités et même de lui proposer de noter nos noms. Ce détail n'altérera aucunement le reste de notre soirée auprès de ces grévistes. Nos hôtes nous expliquent qu'ils sont presque épiés par le poste de sécurité se trouvant à une dizaine de mètres. Mais ils évoquent aussi les élans de sympathie qui leur sont manifestés par certains chauffeurs qui viennent charger le ciment. L'un d'eux leur offrira un fardeau d'eau minérale. Un de nos hôtes grille cigarette sur cigarette. Nous tentons de le convaincre d'en diminuer, à défaut de pouvoir l'en dissuader. «C'est grâce à ça que je tiens le coup». Un autre, enlèvera le keffieh pour les besoins de la photo. Ils la réclament pour la mettre sur la page facebook, consacrée à leur mouvement, que l'un d'eux a ouverte. A ne pas se méprendre, la plupart de ces dix-sept gars qui ont décidé d'affronter le géant mondial du ciment ont un diplôme. Parmi eux, il y a des ingénieurs et des techniciens. Leur mise à la porte remonte au mouvement de protestation déclenché l'an dernier quand un responsable de Lafarge a eu des propos insultants à l'égard du pays. Le wali de Mascara est au courant de l'affaire, nous dit-on, puisqu'il a exigé des excuses officielles de ce responsable lors de la préparation de la visite de Sellal et du Premier ministre français. Nous quittons les lieux pour permettre à Azziz de se connecter avec sa famille et ses amis, mais surtout de continuer son travail d'information de ses collègues à travers la planète. Ce qui le motive énormément.