Pour Abderrahmane Benkhalfa, ancien délégué général de l'ABEF, le financement de l'économie par les banques ou le marché financier, décidé par les autorités pour palier au manque de ressources dû à la baisse des prix du pétrole, a ses exigences. Il estime qu'il faut réhabiliter le tissu d'entreprises et intégrer les notions de compétitivité et de profitabilité auprès des acteurs économiques locaux. Le Quotidien d'Oran: Quelle appréciation faites-vous des récents développements de la situation financière de l'Algérie, notamment depuis l'importante chute des prix du pétrole entamée depuis quelques mois ? Abderrahmane Benkhalfa: Nous avons eu des chocs pétroliers dans le passé. Mais cette fois-ci, la tendance baissière s'étend dans le temps, elle dure depuis presque sept mois, avec environ 45% de recul des prix des hydrocarbures. Par rapport aux précédentes baisses, l'Algérie se trouve dans une situation plus confortable. D'abord parce que le stock de notre endettement extérieur est quasiment nul. Même le stock de l'endettement interne de l'Etat est très limité. Et nous avons une épargne institutionnelle qui est, dont le Fonds de régulation des recettes, assez importante. La situation financière, y compris les réserves en devises, sont bonnes. Il n'y a donc pas un choc frontal comme peuvent l'avoir d'autres pays. Ce qui est donc préoccupant, c'est le niveau du recul des prix des hydrocarbures et sa durée. Autre élément important, c'est que le pays a pris conscience de cette situation, puisqu'il y a déjà un premier plan, à effet immédiat, pour contenir les effets de la contraction de nos recettes pétrolières. Il faut rappeler que les hydrocarbures représentent la première ressource de devises de l'Algérie et que la fiscalité pétrolière est plus consistante que la fiscalité ordinaire. Q.O.: Nous pouvons résister combien de temps ? A.B.: Nous avons un confort de ressources financières, qui peut aller de 3 à 4 ans, qui nous permettra de procéder aux réajustements nécessaires. Mais nous avons une grosse dépendance, à la fois en ce qui concerne la couverture de nos engagements extérieurs en devises et le financement de programmes de développement, notamment concernant l'équipement et le fonctionnement, viennent en grande partie de la fiscalité pétrolière. Le pays n'a pas d'autre choix que de se construire un régime de croissance qui le mette à l'abri de ces turbulences. Pour l'avenir, il y a un plan à trois niveaux. D'abord la rationalisation de la dépense publique, le train de vie de l'Etat et de l'Administration doit être dans les limites de ce que la fiscalité pétrolière (qui va reculer) et ordinaire le permet. Et je pense que c'est dans ce cadre là que les dernières mesures ont été prises, concernant le gel des recrutements, concernant la rationalisation à apporter dans tout ce qui est manifestations nationales et internationales, ainsi que la priorisation de programmes d'investissements publics. Le deuxième élément du plan concerne la lutte contre le gaspillage et la rationalisation du comportement des consommateurs, aussi bien en ce qui concerne l'énergie que les produits subventionnés. Il faut savoir qu'en économie, on est sensible qu'au prix. Si les prix ne correspondent pas à la valeur des choses, il y a un gaspillage. Qu'il s'agisse du logement, des produits importés, du gaz, de l'électricité et du carburant, si nous n'arrivons pas à ajuster certains prix et à les mettre au niveau de leur valeur réelle, il y a gaspillage. Je dis ça particulièrement pour la surconsommation, de ces produits subventionnés, constatée chez les revenus élevés. La sensibilisation du consommateur est importante mais pas suffisante. Il faut, à mon avis, passer à une vitesse supérieure qui consiste à confiner aux prix une vérité économique. Q.O.: Vous pensez qu'il faut aller vers la hausse des prix des carburants ? A. B.: Dans la position officielle, le soutien des prix demeurera. Le système des subventions en Algérie est direct, par la voie budgétaire, et indirect par le biais de Sonatrach, Sonelgaz et SEAAL. Parce que l'eau, le gaz, l'électricité et les carburants sont subventionnés. On sait que pour 2015, ce train de vie ne changera pas. Probablement qu'il va falloir l'aborder à partir de 2016. C'est pour cela qu'il y a une tendance globale qui consiste à dire que les subventions de l'Etat, directes ou indirectes, doivent être revues pour cibler davantage les catégories qui en ont besoin, et de ne pas continuer dans la subvention des prix destinés à l'intégralité des consommateurs, y compris des revenus élevés et des étrangers avec des hauts salaires. Car un salarié de 30.000 DA et un étranger qui est payé à 1.000.000 DA payent au même tarif le carburant. Je pense qu'à partir de 2016, les choses devraient être reconsidérées. Ça concerne aussi bien les produits consommables que le logement et même la santé. Je fais partie de ceux qui considèrent que les bas salaires (au-dessous de 30.000 DA) ne doivent pas payer les prestations de santé dans les hôpitaux publiques, mais au-delà de cette catégorie, les gens doivent apporter leur contribution au système de santé. La dualité du système de santé est intenable économiquement. La variation du prix d'une prestation dans le secteur de santé publique et dans le secteur privé va de 0% à 400%. On ne peut pas rester indéfiniment dans cette dualité. Demain, beaucoup de choses qui ne sont pas conformes aux coûts doivent être revalorisées. Toute l'architecture des subventions est à revoir pour assurer un virage sur deux ou trois ans pour arriver à ce que ces subventions soient destinées uniquement aux catégories défavorisées qu'on peut recenser et reconnaître. Mais le plus important, c'est d'amorcer un nouveau régime de croissance. Ce qui devrait se traduire, dans les 4 à 5 années à venir, par un tissu d'entreprises, une qualité des produits locaux et un niveau d'exportations hors hydrocarbures, en mesure de faire sortir l'économie algérienne des 95% de dépendance des hydrocarbures. En d'autres termes reprendre les réformes structurelles qui ont été commencées à un moment donné, avant d'être abandonnées. Ces réformes doivent permettre la restructuration de l'économie, l'ouverture à l'investissement privé, la revalorisation de la compétitivité et la mise à niveau systématique des entreprises. Q.O.: Qu'en est-il de la création d'entreprises, du financement bancaire de l'économie et de la dé-bureaucratisation de l'acte d'investir ? A.B.: L'Etat a décidé de soustraire des projets au financement budgétaire et les soumettre à un financement bancaire ou par le marché financier. C'est une bonne tendance. Sauf que la prise en charge budgétaire était une dépense sans retour, mais le recours au marché bancaire ou financier est plus difficile, car il exige que ces projets aient un niveau de compétitivité et de rentabilité élevé. Il faut donc travailler ce passage du financement par le budget vers celui du financement bancaire ou par le marché financier, notamment dans l'aspect qualité et viabilité des entreprises. Et sur ce plan, nous avons un gap important, puisque le programme de mise à niveau qui devait toucher 20.000 entreprises n'en a touché que 2.000 à 3.000. Et le tissu d'entreprises n'a généré que 200 entreprises de taille importante sur les 750.000. Nous avons un tissu d'entreprises extrêmement limité. Et les investissements directs étrangers, porteurs de management et de technologie, sont encore dans certains secteurs (énergie, téléphonie et le médicament) et pas d'autres. Quand on finance un projet par la dépense publique, c'est plus facile, parce qu'elle n'est pas récupérable, que lorsqu'on l'oriente vers le marché financier et bancaire. C'est bien de le dire, sur le plan du principe, mais cela exige de réhabiliter le tissu d'entreprises et d'intégrer les notions de compétitivité et de profitabilité auprès des acteurs économiques locaux. Q.O.: Comment reconsidérer toutes ces questions à la lumière de la crise financière qui s'annonce ? A.B.: Personnellement, je considère qu'il faut une conférence nationale de la stratégie de sortie de la dépendance pétrolière. Pas pour savoir comment mieux dépenser, mais pour sortir par un plan de sortie de la dépendance des recettes des hydrocarbures, et comment réhabiliter l'économie non pétrolière, à savoir l'agriculture, l'industrie et les services. Durant une période de 4 à 5 ans, si on a une feuille de route, si on a un changement de l'attitude de l'administration algérienne, si on a une nouvelle viabilité du patronat algérien qui, lui aussi, doit changer, nous allons faire ce qu'ont pu faire les Emiratis, les Polonais, les Hongrois, les Tchèques. Ces pays, soit parce que leur économie était rattachée au pétrole (Emirats), soit parce qu'elle était basée sur la dépense publique, ont pu la diversifier au bout de quelques années. Quand je parle de 4 à 5 années, j'entends par là une démarche structurée, d'un plan de transition, d'une feuille de route claire, avec des objectifs précis, et surtout d'une nouvelle attitude de l'administration. Nous devrions non seulement sortir de la dépendance des hydrocarbures, mais aussi de la dépense publique. L'Etat doit changer de rôle pour devenir le régulateur, et permettre au marché de relayer, avec des acteurs aussi bien nationaux qu'internationaux. Ce que nous allons perdre avec la baisse du pétrole, nous allons le compenser par des revenus fiscaux des autres activités, notamment celles orientées vers l'exportation. Et dans ce passage, il y a non seulement la réhabilitation de l'économie réelle, mais il y aussi l'intégration de l'économie parallèle. Nous avons une dualité économique et une dualité de la valeur du dinar. Il est donc nécessaire de traiter tous ces dysfonctionnements, y compris la question des prix et des subventions qu'on a évoqués plus haut, mais aussi la question des revenus, car il ne faut pas que les salaires soient bons uniquement pour les hautes compétences. Tout ça exige non seulement des décisions administratives mais une mobilisation des élites. Je vois beaucoup de politisation des éléments économiques. Il faut que l'économie revienne aux économistes et aux hommes d'affaires. Le patronat n'a pas à vivre dans l'ombre des pouvoirs publiques.