Découverte à Cannes du plus beau documentaire réalisé sur la Révolution égyptienne et ses contrecoups. Depuis au moins une dizaine d'années les industries du X (films à caractère pornographique) et celles des films de catégorie Z (gores fauchés) ne sont plus tolérées dans le très snob et propre sur lui Festival de Cannes. Du coup, la seule sélection réellement underground dans ce grand souk de films de tous les pays reste celle de la très bien nommée l'Acid (l'Association pour le Cinéma Indépendant et sa Diffusion). Souvenez-vous c'était déjà dans cette programmation très parallèle qu'on avait découvert l'année dernière le très culotté «docu-menteur» de la Tunisienne Kaouther Ben Hania «Le Chellat de Tunis». Cette année c'est un documentaire sur l'Egypte, déjà archi-primé dans les festivals des films du réel qui crée la première bonne surprise du Festival, «Je suis le peuple», premier long-métrage de la jeune réalisatrice française Anna Rousillon. Fille d'Alain Rousillon (1952/2007), politologue spécialiste de l'Egypte, la documentariste a grandi au Caire, la ville de sa grand-mère et le terrain de recherche de son père. Ce film est une fresque incroyable sur l'Egypte moderne et profonde, depuis les révoltes de la place Tahrir jusqu'au coup d'Etat (ou «redressement révolutionnaire») du Maréchal Sissi. Pourtant au départ, en été 2010, Anna Roussillon n'a comme projet qu'un film sur le tourisme de masse dans la région de Louxor. Farraj, un ami fils du Nil, l'aide à préparer ses repérages, lui présente sa famille et les autres paysans de son village. Le 24 janvier 2011, Anna Rousillon rentre à Lyon, où elle enseigne l'arabe. Le lendemain éclate la révolution contre le régime Moubarak. Pas de chance? Au contraire, en ratant le rendez-vous du déclenchement de la révolution de la place du Caire la jeune cinéaste va décider de retourner là où les télévisions du monde ne s'aventurent pas. Dans la paisible campagne de la profonde Egypte. Le Caire bouillonne, mais c'est dans le calme de la vallée de Louxor que le film nous invite à revivre la chronique de deux ans de soubresauts politiques en compagnie des paysans égyptiens. Ferradj et les autres qui suivent les évènements à la télévision vont peu à peu sortir de leur indifférence pour prendre à leur tour la parole, exprimer leurs sentiments, défendre leurs points de vue. Faire évoluer leurs positions. Le film est tout simplement magnifique pour plusieurs raisons. D'abord il redonne espoir à ceux qui pensent que la politique n'intéresse que les élites des grandes villes. Ici, avec leurs mots et leurs raisonnements lucides souvent justes, les paysans d'Egypte prouvent qu'ils peuvent avoir une conscience politique qui vaut mieux que toutes les analyses des experts médiatisés. Ensuite parce que ce documentaire ne triche jamais, chaque personnage du film a le temps de développer ses idées et d'exprimer ses doutes, de s'emporter puis de revoir ses jugements. Filmer au quotidien l'évolution des idées des uns et des autres protagonistes du village au fil de deux ans de bouillonnements révolutionnaires donne à la réalisatrice un matériau de choix qu'elle utilise avec le plus grand respect qui soit. Même si elle n'est jamais visible à l'image, Anna Rousillon est omniprésente, participe aux discussions, s'emporte elle aussi quand elle est prise à partie en tant que «démocrate occidentale»... Et comme les personnages qu'elle filme, elle se remet en cause, n'hésitant au passage à mettre à mal ses bons sentiments, ses théories et ses convictions à la lumière des évènements égyptiens. Enfin, l'autre qualité de ce film qui n'en manque pas est son caractère naturaliste dans le sens le plus noble du terme. «Je suis le peuple» n'est pas seulement un détonnant contrechamp radical aux images de télé archi-vues de foules en colère et en liesse, c'est aussi un précieux témoignage de la vie des paysans égyptiens d'aujourd'hui. Ces femmes et ces hommes qui cultivent la terre et élèvent leurs bétails ont quelque chose de tous les temps et de tous les univers. De toutes les cultures de l'humanité donc. Ils nous rappellent au passage que l'expression «Misr Oum Eddounia» n'est pas un concept marketing mais une réalité quasi métaphysique qui ne fait rire que les incultes. Si, si... «J'ignore l'impossible, je ne préfère rien à l'éternité, mon pays est ouvert comme le ciel, il embrasse l'ami et efface l'intrus.» Je suis le peuple, chanson d'Oum Kalthoum, évidemment.