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Qu'avons-nous fait de notre indépendance ?

Entendons-nous bien. Ce questionnement exclut toute idée de nostalgie du passé colonial. La première, la plus ardente des obligations de l'homme est de vivre libre. C'est ce qui a conduit des centaines de milliers de nos compatriotes à défier le bon sens en osant s'attaquer à une des armées les plus puissantes du monde et, en dépit de la logique, la faire plier et partir… Il convient de rappeler le «brillant» legs de la colonisation : une société déstructurée, acculturée, analphabète à 86%. Du jour au lendemain, nous nous sommes retrouvés aux prises avec la nécessité de faire face à la gestion d'un pays immense, à la pauvreté des campagnes, à la nécessité de scolariser des centaines de milliers d'enfants. Heureusement, le courage et la dignité de nos compatriotes, le caractère emblématique de leur combat pour la libération, leur avaient valu une énorme cote d'amour dans le monde entier. C'est ainsi que des milliers de professeurs, d'ingénieurs, de cadres, venus des quatre coins de la terre, ont spontanément offert leurs services à la jeune Nation qui venait de naître… Revers de la médaille, les luttes pour le Pouvoir ont très vite pris le pas sur les nécessités de la reconstruction et les dirigeants issus de ces luttes ont choisi la pire des options, celle d'intimer le silence au peuple qui a pu, à bon droit, s'estimer spolié de sa victoire.
Ce préambule étant posé, il convient de rappeler que 1962 est loin derrière nous et que le lourd passif que nous a légué la colonisation ne peut servir d'alibi à la situation actuelle. La question liminaire est un appel à l'analyse critique, à l'autocritique. Ayons le courage et la lucidité de reconnaître notre part de responsabilité dans nos difficultés et dans la litanie de nos échecs. N'oublions pas la colonisation mais mettons-la de côté et examinons nos manquements.
QUELLES SONT LES ATTENTES LEGITIMES D'UN PEUPLE QUI RECOUVRE SA SOUVERAINETE, ATTENTES QUI SE CONFONDENT AVEC LES PROMESSES DES LENDEMAINS DE L'INDEPENDANCE ?
D'abord et avant tout, retrouver son identité, épine dorsale de son être, la préserver et la renforcer. L'identité est forgée par l'Histoire et par l'adhésion la plus large possible au «récit» qui en est fait. L'identité est structurée par une langue commune, l'arabe, et la remise à l'honneur de la langue et de la culture berbère, qui induisent l'enracinement dans un passé commun et la projection dans un avenir partagé. Un fort sentiment d'appartenance, une éthique, une morale, sont autant de facteurs qui permettent de vivre en paix ensemble. Sur le plan des institutions, on aurait pu rêver que, au-delà des inévitables convulsions des lendemains d'une guerre terrible, notre pays aurait pu finir par se doter d'un Etat digne de ce nom, un Etat stratège dans les domaines politique, économique, social et culturel.
Un tel Etat aurait pu garantir aux Algériens leur intégrité physique ainsi que celle de leur territoire et les assurer de l'impossibilité d'une répétition des drames de la colonisation. Il aurait pu gagner la bataille de l'éducation pour tous, une éducation de qualité, privilégiant l'éveil du sens critique, ouverte sur le monde, intégrant les avancées du savoir, formant les cadres capables de relever le défi de la compétitivité. Il aurait pu créer les conditions de l'accès de tous à une citoyenneté pleine et entière, comprenant la liberté, l'engagement et la responsabilité, ainsi que le respect dû par les gouvernants aux gouvernés. Fort de ces succès, l'Etat aurait pu acquérir la dimension internationale qui ne vaut que si elle est adossée à une situation prospère et une assise démocratique, bien meilleure garante de la pérennité d'un régime qu'une dictature imbécile. Il aurait pu ainsi déployer son action et peser dans les rapports de force dans le monde.
Ces attentes ont-elles été satisfaites ? Force est de constater que ce n'est pas le cas. Inutile de dérouler le long, très long, catalogue des échecs. Les marqueurs ne manquent pas : l'insupportable phénomène des harragas, les émeutes récurrentes, parfois mortelles, l'absence totale de perspectives, la dépendance économique à une ressource en voie d'épuisement, le sentiment d'une mal-vie générale.
UNE PROFONDE CARENCE SUR L'ESSENTIEL
L'examen du paysage politique, culturel et social de l'Algérie ne laisse guère de place au doute. Paradoxe terrible : sur la question vitale de l'identité, nous avons reculé par rapport à la période coloniale ! Les langues vernaculaires du peuple, l'arabe dialectal et le tamazight se sont appauvries sous l'effet d'une créolisation qui s'est traduite par l'apparition de sabirs mêlant arabe, français, espagnol, italien… Cet appauvrissement n'est pas sans conséquences : il accompagne l'appauvrissement de la pensée, la stérilisation du débat qui se réduit de plus en plus à des échanges d'invectives. L'arabe classique, dont l'usage et l'enseignement ont été imposés de manière autoritaire et dogmatique. Paradoxe non moins dramatique que celui pointé plus haut sur l'identité, cette langue a subi en retour un phénomène de péjoration, voire de rejet.
Beaucoup d'Algériens y voient même le symbole du déclassement qui les frappe ! La pratique religieuse elle-même, loin de refléter la spiritualité de l'Islam et l'éclat de la civilisation dont il a été le moteur, se réduit à l'observance d'un conformisme social étouffant et d'un dogmatisme excluant toute notion d'ouverture. Certains, heureusement minoritaires, réduisent la religion à une idéologie de combat au service d'un projet totalitaire. L'Histoire, qui devrait réunir, divise. Nous avons été incapables d'élaborer le roman national dans lequel tous les Algériens pourraient se reconnaître. La faute en revient d'abord aux dirigeants politiques qui ont substitué au roman national une histoire apocryphe, au service de leur gloire et de leur légitimation. Nous avons, nous aussi, citoyens de ce pays, notre part de responsabilité. S'il revient aux historiens d'écrire l'Histoire, c'est aux peuples de faire vivre la mémoire et d'en empêcher les utilisations frauduleuses. Nous avons failli, en privilégiant le repli sur le clan, la famille, la tribu, plutôt que l'ample horizon de la nation algérienne… Certains de nos compatriotes sont même totalement désaffiliés, solitaires donc. Le sentiment national se liquéfie au profit d'une dangereuse fragmentation.
Au lieu d'un Etat digne de ce nom, nous avons un avatar qui se manifeste par une bureaucratie pesante et inefficace, tirant ses revenus occultes d'une corruption institutionnalisée. Dès lors, comment s'étonner qu'aucune des missions traditionnellement dévolues aux Etats n'est remplie ? Le système éducatif, la machine judiciaire, la santé, sont sinistrés. Le développement se résume à l'achat d'autoroutes, d'immeubles d'habitation, de voies ferrées à l'étranger, à des tarifs surréalistes qui en disent long sur la longue chaîne d'intermédiaires véreux. Quant à la sécurité, qui est l'argument massue brandi par ceux qui rejettent toute idée de changement, il suffit d'évoquer la sinistre décennie noire pour constater, là encore, que l'»Etat» a failli, d'abord en ne protégeant pas sa population, mais aussi en imposant à la population un deal qui a écarté la mise en jugement des assassins.
Arrêtons l'énumération. Elle risque de devenir fastidieuse et désespérante.
Or, si nous sommes fondés à éprouver de la peine devant l'état de notre pays, nous n'avons pas droit au désespoir. Si d'aventure nous finissions par y céder, nous serions indignes du sacrifice de nos aînés qui se sont sacrifiés pour nous offrir ce que tout homme a de plus précieux, la liberté et la dignité. Ne les mettons pas au rebut. Utilisons-les pour réinventer, réenchanter l'Algérie. Notre pays ne mérite pas d'être devenu ce qu'il est. Sa destinée, tracée dans le sang de nos millions de martyrs, est la grandeur. Faisons taire en nous la lâche tentation de la petitesse, de la haine de nous-mêmes et des autres. Retrouvons, en cet anniversaire glorieux, la fierté d'être algérien, non pas le chauvinisme stupide, mais le bonheur d'appartenir à une nation qui a forgé dans la douleur son avènement au monde.
L'oubli des sacrifices incommensurables consentis par nos martyrs, l'outrage que nous leur infligeons par le déni des valeurs qui les guidaient, sont à mettre au premier rang des causes de nos échecs. Ayons constamment nos martyrs dans nos esprits et dans nos cœurs. Cela nous ouvrira la voie du renouveau et nous aurons ainsi notre place parmi les peuples qui ont un avenir et qui ne seront plus jamais asservis…


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