Les anniversaires sont souvent l'occasion d'établir un bilan, de dessiner des perspectives d'avenir. Que dire alors du cinquantenaire de l'indépendance du plus vaste pays d'Afrique, indépendance arrachée au bout d'une lutte qui a ému le monde entier, qui a souvent suscité l'éveil politique des consciences de plusieurs générations d'hommes et de femmes, en Europe et dans le tiers-monde ? On le sait. Cet événement n'a guère suscité les passions. Accueilli avec indifférence, il n'a donné lieu à aucun bilan, hormis les sempiternelles envolées d'un patriotisme de commande. Pas de perspective, hormis celle de la reconduction ad nauseam de l'immobilisme, juste un feu d'artifice coûteux destiné à masquer l'absence de projet et de toute velléité de questionnement sur les raisons qui nous ont conduits là où nous sommes, c'est-à-dire d'être en situation de dépendance, à 97 %, d'une ressource non renouvelable Paradoxalement, c'est dans l'ancienne métropole que le cinquantenaire a fait l'objet d'une intense couverture. Télévisions, journaux, y ont consacré de nombreuses productions. De petites MJC (Maisons des Jeunes et de la Culture) en ont abondamment débattu. Bien sûr, la date du 19 mars a pris le pas sur celle du 5 juillet. Bien sûr, le colonialisme a été présenté d'une manière singulièrement « adoucie ». Bien sûr, il n'a pas été vraiment question des Algériens. Cette guerre n'a été présentée que comme une affaire française, l'Algérie n'étant que la toile de fond des événements qui ont secoué la France, de l'OAS au «coup d'Etat constitutionnel de mai 1958». Le titre d'un film de Stora, diffusé il y a vingt ans par la télévision algérienne, «les années algériennes», la déclaration de Giscard d'Estaing à sa descente d'avion à Alger où il était accueilli par Boumediene, «La France historique salue l'Algérie indépendante», montrent bien le peu de place qu'occupe l'Algérie, simple «parenthèse dans la glorieuse histoire de France» La France se paie même le luxe de la magnanimité. Elle appelle ainsi à intervalles réguliers à la « réconciliation », à la signature d'un « traité d'amitié » qui viendrait sceller les retrouvailles des ennemis d'hier. Pour autant, elle refuse de revoir le passé. Elle appelle à l'oubli des blessures d'hier en appelant à « regarder vers l'avenir ». Ce faisant, elle veut éviter que le passé soit revisité, pas seulement parce qu'elle y a joué le mauvais rôle, mais parce qu'elle ne veut pas remettre en cause fondamentalement la matrice de pensée qui a rendu possibles la colonisation, les massacres de masse, l'acculturation. Ce qui a rendu les horreurs admissibles par l'opinion française, c'est la construction de la figure de l'Algérien, présenté comme ontologiquement pillard, prédateur, voleur. C'est à ce prix que la France a pu installer au cœur de sa « démocratie » un espace d'exception dans lequel les sujets de l'Empire n'avaient pas les mêmes droits que les Français ordinaires. En revanche, ils avaient le devoir de mourir pour cette « patrie » qui les méprisait. Les dizaines de milliers de morts africains n'ont pas eu le droit de voir leurs noms gravés dans l'ossuaire de Douaumont. Les soldats africains du débarquement de Provence n'ont pas eu le droit de défiler sur les Champs-Elysées. Après avoir vaincu, au prix de dizaines de milliers de morts, l'armée allemande, ils ont été priés de repartir dans leurs foyers et ils ont été remplacés par des soldats blancs, au teint frais. Les soldats algériens démobilisés ont pris le bateau pour l'Algérie. Ceux qui étaient originaires de Sétif, Guelma, Kherrata et des hameaux environnants y ont trouvé les séquelles fraîches du massacre des leurs, massacre commis par la Nation qu'ils venaient de libérer Cinquante ans plus tard, la France refuse toujours de reconnaître sa culpabilité. Elle exclut la possibilité d'un récit algérien de la guerre d'Algérie et souhaite figer le passé dans une narration dont elle a été de bout en bout la maîtresse d'œuvre. Sa structure mentale lui interdisait de penser l'indigène comme un acteur possible de son propre destin. Plus généralement, dans l'inconscient collectif de l'Occident, il s'agit d'un impensable. Les 80 % de l'Humanité qui sont extérieurs à sa sphère sont assignés à résidence dans une altérité, une infériorité irréductibles. C'est un impensable commode. Il est vrai que ces 80 % vivent dans un monde marqué par la violence interne, la corruption, la prédation. Plutôt que d'inscrire ces maux dans une grille de lecture qui permet de leur donner une genèse politique et sociale, le discours occidental les attribue à une fatalité liée à l'essence même de ces peuples. Le bénéfice est énorme. En effet, les richesses dont la nature les a pourvus sont déclarés illégitimes. Durant sa présidence, Giscard d'Estaing avait dit à propos des pays exportateurs de pétrole et de la facture pétrolière : « Ils viennent nous prendre chaque année 250.000 voitures ». « Prendre » équivalait dans sa bouche à « voler ». Dans son esprit, il lui était insupportable d'avoir à payer pour du pétrole indûment détenu par des infra humains qui n'y avaient aucun droit. Ce tribut équivalant à « 250.000 voitures » qu'il était contraint de verser en échange de livraisons de pétrole était perçu comme une rançon. Plus grave, ce discours de délégitimation de la possession de richesses naturelles est complaisamment relayé dans le Tiers-monde, notamment en Algérie. Naguère, on a pu entendre un président en exercice se demandant à voix haute si le pétrole représentait un bienfait ou une malédiction. Il bouclait ainsi la boucle en accusant les hydrocarbures de l'Algérie d'être responsables de son sous-développement. Bien entendu, le président en question ne trouvait aucun défaut à sa gestion du pays Il s'est aussi trouvé des intellectuels pour proposer, sans vraiment plaisanter, que l'on mette le feu à Hassi Messaoud pour permettre à l'Algérie de décoller enfin ! L'Occident relaie ce discours en appelant l'Algérie à s'insérer dans l'économie mondiale plutôt que de s'y intégrer. La différence n'a rien de sémantique. S'insérer, c'est garantir l'approvisionnement des pays développés en matières premières et ouvrir son marché pour que s'y déversent leurs produits. S'intégrer suppose la participation à la marche du monde en contribuant au développement de l'industrie, du savoir, de la culture C'est probablement le propre des peuples qui ont vécu de longues périodes d'assujettissement. Ils finissent par intégrer l'image forgée pour eux par les maîtres d'hier. Le discours sur la malédiction de la rente est d'abord un discours occidental. Ce discours avait ainsi mis l'état effarant du Zaïre sur le compte de ses énormes richesses minières. Les dirigeants zaïrois puis congolais l'ont repris à leur compte, justifiant d'une certaine manière les menées des pays occidentaux participant à la razzia sur le cuivre, le coltan... Il y a en Algérie un besoin d'expression identitaire. Les Algériens ont le regard rivé sur les autres (on se compare) et s'inquiètent du regard des autres (on donne à voir une image de soi). C'est que l'image est brouillée. L'homo algerianus est un être mystérieux ; il ne s'est pas tout à fait défait de ses habitudes d'étranger à un monde gouverné par d'autres. Il y a une très grande difficulté pour les Algériens à se penser comme une communauté de destin, à s'inscrire dans l'action collective. Mille et un exemples en attestent. L'état de notre cadre de vie, l'acceptation du recours aux passe-droits et à la corruption, la méfiance maladive que nous nous inspirons mutuellement, sont autant de signes de nos difficultés à vivre ensemble. Un raccourci audacieux (tant que ça ?) mais saisissant consisterait à établir un lien entre la crasse des cités, les fonctionnaires véreux, l'anarchie des hôpitaux d'une part et le martyrologe des 150.000 victimes de la décennie noire. Une société qui accepte de vivre dans un déni permanent de justice, dont les membres acceptent d'accéder à leurs logements en empruntant un escalier sombre, sale et branlant, de vivre sans eau parce qu'incapables de faire l'effort collectif de réparer une pompe, de payer pour un misérable document administratif, qui acceptent que des malades grabataires puissent rester à la porte des hôpitaux pendant que d'autres y soignent leurs petits bobos , est une société capable d'accepter la mort brutale d'une grande partie des siens. Il y a donc, outre la violence exercée par le Pouvoir, celle banale que nous nous infligeons quotidiennement les uns aux autres. Une telle situation est-elle imaginable ailleurs ? Les événements d'Irlande ont commencé avec ce qui est resté dans la mémoire collective comme le Bloody Sunday. En 1972, la police britannique tire sur des manifestants pacifiques. Il y eut 13 morts, oui 13 et non 13.000 ! Cet événement a changé radicalement la donne en Irlande. Il est célébré de manière régulière, notamment à travers des chansons de John Lennon ou du groupe U2. Il a ouvert la voie à l'émancipation des citoyens d'Irlande du Nord, jusque là victimes de discriminations. La petite Irlande n'a pas supporté la mort de 13 de ses enfants. Nous avons non seulement intégré la mort de 150.000 des nôtres mais nous avons accepté, au moins de manière tacite, que cette mort n'ait AUCUNE CONSEQUENCE TANGIBLE ! Comment avons-nous pu intégrer cela, sans un cri, sans une plainte ? C'est là que nous devons nous poser des questions sur nous-mêmes, en tout cas cesser de nous dédouaner de la moindre responsabilité dans ce qui nous arrive. Il y a une nécessité impérieuse, celle de poser enfin un cadre d'analyse pertinent. Cinquante ans plus tard, il est grand temps de procéder à un examen objectif des verrous qui entravent notre élan vers le progrès. Il faudrait sans doute procéder à un réexamen de nos relations avec l'ancienne puissance tutélaire. La Chine proteste et inflige des mesures de rétorsion envers le Japon quand le gouvernement de ce dernier décide d'honorer des criminels de guerre ayant sévi sur son territoire. L'Algérie, gouvernement et société, reste silencieuse quand le gouvernement de la France amnistie les généraux de l'OAS et projette de transférer les cendres de Bigeard aux Invalides. Serait-ce que nous considérons que nos suppliciés d'hier n'ont pas d'importance ? Il faudrait répondre à ces questions dans un cadre propice, en sachant que les réponses ne sont écrites nulle part et qu'il faudra les chercher au plus profond de nous-mêmes Le cinquantième anniversaire peut marquer l'Histoire de l'Algérie s'il est l'occasion de l'ouverture d'un immense chantier. Il s'agira de procéder à une réappropriation critique de notre passé, de faire le point sur ce qui nous leste et que nous taisons inconsciemment. Il s'agira d'engager enfin la rédaction d'un récit national, sans gloire, sans complaisance et sans honte, récit dont les générations futures reprendront le fil et en assureront la pérennité. Il faudra également engager l'immense chantier de la culture. Aucun pays, aucun ensemble ne peut se développer s'il ne dispose pas d'un soubassement culturel. La naissance de l'Occident coïncide avec la Renaissance, la « découverte » (en réalité, l'invasion) de l'Amérique, l'imprimerie Le symbole de ce nouvel élan est Léonard de Vinci, non pas le génial précurseur de l'aviation ou le mathématicien fasciné par le nombre d'or, mais le peintre de la Joconde ou le sculpteur d'incomparables Piétas. Tous les historiens s'accordent à en faire le symbole du formidable élan de l'Occident qui lui a permis d'être, encore aujourd'hui, la zone la plus riche du monde. La culture est le préalable incontournable du progrès. Notre société, plus largement les sociétés musulmanes, doivent sortir du consensus mou autour du moins-disant culturel. L'innovation doit cesser de représenter un danger mais une chance. Il faut que l'esprit créatif puisse s'y exprimer, retrouver l'esprit des siècles durant lesquels le monde avait le regard rivé sur l'Orient musulman. Nous partons de loin, d'une société acculturée, appauvrie par des décennies d'occupation coloniale, privée même de langue ! « La langue est la maison de l'être », disait le poète Paul Valéry. A cette aune, les Algériens résident dans une masure qui tombe en ruines. Le dialecte tel qu'on le pratique dans nos villes est de plus en plus sommaire. Il avait une réelle substance naguère. Il pouvait servir de support à des échanges plutôt complexes. Alloula, Ould Kaki, Kateb Yacine y ont puisé la matière de leurs œuvres maîtresses. Aujourd'hui, leurs pièces risquent de ne plus être comprises par les plus jeunes qui se satisfont de quelques centaines de mots bricolés à partir de l'arabe, du français ou de l'espagnol. L'année dernière, j'ai assisté à la représentation au TRO d'une pièce de Sid Ahmed Sahla, « El Haouma el meskouna ». Cette pièce est construite sur la langue, telle qu'elle était pratiquée il y a quelques décennies (et qu'elle est encore pratiquée dans nos campagnes). Elle redonne vie à des expressions, des vocables qui ne sont plus du tout en usage. Un sondage express auprès des jeunes qui formaient la majorité de l'assistance m'indique qu'ils n'ont compris que 20 % du texte Il en va de même pour le tamazight. Loin des envolées de Marguerite Taos Amrouche ou des poèmes de Si Mohand ou Mhand, il a connu le même appauvrissement que l'arabe dialectal. Bien que non berbérophone, j'ai parfois le sentiment que je peux suivre une conversation dans cette langue tant elle est truffée de mots étrangers, principalement français. Oui, c'est d'un effort immense que l'Algérie doit payer l'accès au progrès, au développement, à l'accès au rang des pays acteurs de leurs destins. Aucun raccourci ne nous épargnera la peine de suivre le chemin escarpé d'une remise en cause lucide suivie d'une entreprise ardue, longue et patiente. Ce sera difficile, peut-être moins qu'on ne pourrait le croire. Il s'agira d'une belle aventure, génératrice d'un nouveau souffle, d'un nouveau sens qui nous donneront la force de nous élever au-dessus de nous-mêmes pour donner à notre pays meurtri la grandeur qu'il mérite.