En ces temps de bouleversantes convulsions que vivent le monde arabe et le Maghreb, criant tout haut une quête de liberté, de démocratie, et rejetant par la même les dogmatismes religieux et les despotes et partis Etats, l'on est tenté de voir se dessiner un sourire sur le visage d'un homme. Il ne s'agit pas de n'importe quel homme, mais de ce savant, cet opposant à la pensée unique, Mohammed Arkoun. Du haut de sa demeure éternelle, il doit se dire que si ce monde ici bas l'avait encensé déjà dans les années 1960, il se serait épargné d'avoir des Gueddafi, Ben Ali, Moubarak et bien d'autres dictateurs, comme dirigeants. L'on commémore ce 14 septembre 2011 une année depuis la fin de la vie physique de Mohammed Arkoun, mais dont la pensée et les œuvres, qui sont inscrites au panthéon de l'histoire, demeurent vives et vivantes pour l'éternité. Que cette génération de révoltés, qui exprime son désir de liberté, fasse des œuvres d'Arkoun son guide. Elle trouvera son chemin pour briser toutes les chaînes qui l'inhibent et l'enferment dans un assujettissement aux dogmes et systèmes politico-religieux. «Nous sommes en train de vivre une phase nouvelle, je ne sais si elle sera décisive, pour le moment elle est pénible, parce que nous sommes en train de cheminer par des passes ténèbres au sujet du fait religieux comme au sujet du fait politique», disait le défunt Mohammed Arkoun en répondant à une question d'un étudiant sur le lien entre la religion et la politique. En fervent défenseur de la laïcité, cet acteur de l'Islam, pas seulement historien, comme il se définissait, a passé sa vie durant à combattre, avec les idées, «l'ignorance institutionnellement organisée». Ce grand penseur, armé d'intelligence, de clairvoyance et de génie, faisait front contre des siècles d'assujettissement à la pensée unique, dans lequel le monde musulman a été plongé. Le fait du prince et en alliance à un «théologisme» effréné, a poussé vers le déclin un monde musulman qui pourtant avait toutes les chances avant le XIIIe siècle d'écrire de belles pages sur l'ouverture, le brassage et l'enrichissement mutuels des civilisations. Arkoun le visionnaire L'éminent penseur, dont la réputation a ébloui le monde du savoir, comme seul l'éclat de l'intelligence peut le faire, avait dit ceci des régimes arabes : «Les échecs ont commencé dès le lendemain de l'indépendance. Partout se sont imposés des régimes policiers et militaires, souvent coupés des peuples, privés de toute assise nationale, indifférents ou ouvertement hostiles à tout ce qui peut favoriser l'expansion, l'enracinement d'une culture démocratique. Les moyens par lesquels les régimes se sont mis en place n'ont, nulle part, été démocratiques.» N'a-t-il donc pas semé le printemps avant que ces hirondelles d'aujourd'hui viennent béqueter dans le récipient libertaire ? Il chérissait l'espoir de voir ce Maghreb dont il se réclamait toujours et où qu'il soit, tourné vers ce qu'il est réellement, c'est-à-dire une partie intégrante de l'espace euro-méditerranéen. «Il faut savoir séparer le politique en tant qu'idéologique et le destin des cultures et des langues humaines. Voilà la position à prendre pour l'espace maghrébin. Si l'espace maghrébin avait eu des dirigeants qui avaient pu avoir dans la tête cette culture, l'espace maghrébin serait aujourd'hui intégré dans l'espace européen et sans aucune espèce de différenciation. Toute cette histoire ouverte sur l'ensemble de l'espace méditerranéen a été stérilisée, ignorée, chassée de la mémoire historique des Maghrébins», avait-il dit dans un des derniers entretiens de sa vie, et qu'il avait accordé à Rachid Benzine, en mars 2010, soit quelques mois avant sa mort. Il assènera ceci, comme pour livrer une dernière bataille aux despotes dirigeants du Maghreb : «Je critique sévèrement l'option idéologique aveugle qui a appauvri intellectuellement, culturellement, scientifiquement, spirituellement, moralement, l'ensemble de l'espace maghrébin qui ne serait absolument pas ce qu'il est aujourd'hui devant des impasses historiques, politiques, économiques, éducatives et scientifiques.» Il accuse les Etats-post coloniaux d'avoir manipulé la religion de l'Islam pour exercer un monopole et tirer profit d'une légitimité qu'ils ne peuvent avoir par la voix démocratique. «Nous avions pourtant le temps», disait-il, «en 60 ans de construire un espace maghrébin ouvert, humaniste, qui appartient à la grande civilisation qui récapitule les héritages du Moyen-Âge». Dans le même entretien qu'il a accordé en mars 2010, le passeur des religions et pourfendeur de l'islam des dogmatismes, disait aussi à l'âge de 82 ans : «Le problème des religions monothéistes n'est pas encore ouvert en tant que dossier nouveau pour refaire complètement les théologies que nous avons héritées du Moyen-Âge et ouvrir une nouvelle pensée théologique qui s'imposerait aux trois versions du monothéisme. C'est le travail auquel je me suis livré depuis 50 ans.» En un demi-siècle de recherche, Mohammed Arkoun a tracé le chemin vers la pensée libre ; aux générations du printemps arabe de le suivre.