Le Quotidien d'Oran a publié samedi 2 janvier une contribution de Djamel Labidi sous le titre «La troisième mi-temps» où l'auteur se saisit des événements entourant le match Algérie-Egypte pour dénoncer les excès de certains journalistes francophones concernant la question de l'identité algérienne. L'auteur met en cause la presse francophone parce que, selon lui, elle débouche, «sur des attaques centrées sur la dimension arabo-islamique de l'identité algérienne et sur la langue arabe». Il accuse ces journalistes de verser dans ce qu'il appelle l'auto-racisme qui consiste à «se voir avec les yeux de l'autre». Selon lui ces journalistes, et à travers eux, comme on s'en rend compte à la lecture de l'article, l'élite francophone, continueraient de porter le complexe du colonisé. En en appelant à Frantz Fanon pour appuyer ses dires, il écrit: «l'aliénation coloniale a la vie dure». Nous voudrions lui porter ici la contradiction sur sa conception de l'identité algérienne et montrer qu'il est doublement victime de l'aliénation qu'il croit déceler chez ses concitoyens francophones. Amalgames, confusions et jugements de valeur Par quelle saugrenue association d'idées l'auteur fait-il le rapprochement entre les manifestations de l'identité algérienne à travers tout le pays à l'occasion du match Algérie-Egypte, que la presse francophone - et arabophone, ce qu'il omet bien inconsidérément de signaler-n'a fait que relayer, et le débat sur l'identité nationale lancée en France par Nicolas Sarkozy ? Il y aurait dans les deux cas, et par on ne sait quelle «ironie de l'histoire» (l'expression est de l'auteur), la même cause: l'islamophobie et l'arabophobie. Au vu de l'ampleur des manifestations suscitées par les outrages commis par les Egyptiens à l'encontre de l'équipe nationale de football (joueurs blessés par des jets de pierre) et contre les symboles de l'Algérie combattante (martyrs offensés) et de l'Algérie indépendante (drapeau brûlé), ce serait tous les Algériens qui feraient ainsi preuve d'islamophobie et d'arabophobie-plus que les Français de l'Hexagone chez qui l'auteur trouve des voix courageuses pour dénoncer ces phénomènes ! L'aliénation coloniale ne concernerait donc pas seulement les journalistes francophones. Contre ces derniers qui pratiqueraient le dénigrement de tout ce qui est arabe «sans éprouver le besoin de soumettre ce qu'ils disent au contrôle des faits», l'auteur se laisse aller à des accusations gratuites d'une gravité exceptionnelle, doublées de jugements de valeur où transparaît un mépris sans nom. A leur intention en effet, il rappelle le vieil adage: «Il n'y a que l'âne qui renie ses origines». Une ligne auparavant, il claironnait: «Je suis fier d'être arabe» sans référer d'aucune manière à l'identité algérienne dont il se veut être le Chevalier Servant, contre ces aliénés de la colonisation. Chacun comprendra que par cette formule il renvoie à l'être dans ses déterminations ethno-géographiques et sociales, non à la langue, qui n'est qu'un élément de l'identité d'un peuple. Peut-être aurait-il dû nous préciser tout de même, pour notre édification, de quelle tribu yéménite ou du Hedjaz il est le descendant ! Je dis cela parce qu'une thèse courante chez les tenants d'un arabisme à tous crins auxquels Djamel Labidi fait de toute évidence une allégeance éhontée, voudrait que les habitants d'Afrique du Nord viendraient de l'Arabie Heureuse: n'a-t-on pas entendu un jour un ancien président de la République algérienne saluer ses ancêtres yéménites à l'occasion de la visite du chef de l'Etat du Yémen dans notre pays ? Ne s'embarrassant pas plus que cela de considérants historiques ni des faits (dont il reproche pourtant au journaliste du Quotidien d'Oran incriminé de ne pas tenir compte), l'auteur énonce, en jouant sur la polysémie du terme arabe, que «si l'Algérie parle l'arabe, c'est qu'elle est quelque part arabe». Bien sûr, il récuse quelques lignes plus loin la vision ethnocentriste de l'identité qui confine au racisme-en se référant à cette fin au cas de la France. Mais la dimension linguistique suffirait-elle donc pour définir l'identité d'un peuple ? A supposer que ce soit le cas, peut-on ignorer superbement, comme le fait Djamel Labidi, l'autre dimension linguistique du peuple algérien-la dimension berbérophone qui, soit dit en passant, est bien antérieure à toutes les autres ? Car enfin quelle serait dans cette logique l'identité des Algériens qui ne parlent pas l'arabe ? Hormis ceux d'entre eux qu'il qualifie de francophones sans se donner la peine de resituer leur trajectoire dans le cours forcé de l'histoire pour les accuser sans nuance d'être des aliénés de la colonisation, l'auteur ne se pose pas la question au sujet des Algériens berbérophones qui peuplent plusieurs régions du pays depuis la nuit des temps-et qui ne connaissent de l'arabe que l'apport de cette langue à la leur, au terme de plusieurs siècles d'acculturation. Ceux-là aussi seraient-ils sous la subjugation de la colonisation ? Il serait vain de renvoyer l'auteur aux faits, qu'il connaît parfaitement au demeurant-notamment à ceux de la guerre de libération nationale qui a vu se soulever les masses arabophones et berbérophones dans tout le pays, à l'instigation et sous la conduite de personnalités éclairées des deux cultures, dont beaucoup ont payé de leur vie leur engagement pour la libération de l'Algérie du joug colonial. Sans doute l'auteur de cette contribution dira que je lui fais un mauvais procès car il n'incrimine pas les Algériens berbérophones mais seulement les francophones. La question ne se pose pas moins en creux dans son texte précisément parce qu'il ne prend pas la peine de la poser-ou plutôt parce qu'il évite de la poser. Quant aux Algériens francophones, Djamel Labidi sait bien, lui qui ne l'est pas moins qu'eux, qu'ils ne le sont qu'en tant que le français est leur langue de travail, non dans leur être ethno-social constitutif de leur identité nationale. Il en est de même des Algériens arabophones relativement à l'arabe classique- langue qu'il prend bien soin (et à raison) de dissocier de l'arabe parlé algérien mais pour glorifier l'une et vilipender l'autre. D'une aliénation à l'autre Puisque ce sont les francophones qui sont la cible de l'auteur, restons dans sa problématique et essayons d'y voir clair. Kateb Yacine (dont on ne peut mettre en cause le patriotisme exprimé dans une oeuvre aux dimensions universelles écrite en français) disait du français qu'il était un tribut de guerre. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi en effet en ces temps d'interpénétration des langues et des cultures imposée par la mondialisation ? Excepté peut-être dans les pays anglophones en raison de la domination planétaire de l'anglais comme langue de travail, la nécessité de maîtriser plusieurs langues s'impose à présent aux citoyens de tous les pays comme le passage obligé de la survie économique de leurs nations. En Europe, on se met à étudier le chinois pour contrer l'agressivité économique de la Chine sur son propre terrain. Les Chinois, comme les Coréens avant eux et les Japonais plus avant encore, se sont mis depuis longtemps à l'étude des langues européennes pour réunir les meilleures conditions du transfert des technologies dont ils ont acquis à présent une grande maîtrise dans tous les domaines. Partout l'étude des langues étrangères est à l'honneur et chose nouvelle mais non moins importante l'étude des langues régionales (dont certaines sont en passe de disparaître) trouve un regain d'intérêt dans tous les pays. On se rend compte que, tout comme la biodiversité est la condition de la pérennité de la vie, la diversité linguistique et culturelle est la condition de la revivification des nations. En Algérie, c'est l'inverse qui s'est produit depuis une trentaine d'années: la langue française qui nous était accessible et que même les moins instruits de nos parents comprenaient tant bien que mal, a été vouée aux gémonies puis abandonnée- y compris à l'école où elle n'est parfois pas enseignée. Sous la pression des tenants d'une arabisation intégrale de l'école, non seulement l'amour des langues s'est complètement émoussé, mais les facultés développées par les Algériens des générations antérieures pour leur apprentissage se sont évanouies. Il en a résulté ce que Djamel Labidi dénonce comme un sabir élevé au rang de langue vivante. Djamel Labidi sait pourtant, lui qui, francophone de formation, a été amené à écrire en français son article contre l'aliénation coloniale des francophones, combien la langue française a aidé les Algériens contre la colonisation à s'ouvrir sur le monde. Aurait-il d'ailleurs pu produire son article en arabe classique ? J'en doute, le connaissant, en dépit des efforts louables qu'il a fournis pour parler en cette langue. Mais pouvait-on en attendre moins de quelqu'un qui a été dans le staff de ceux qui ont décrété l'arabisation forcée des sciences sociales à la fin des années 1970 ? J'y reviendrai. Jouant donc sur l'ambivalence du terme «arabe» (comme langue et comme être ethno-social exprimant une identité irréductible à la dimension linguistique), l'auteur ne se rend même pas compte (à moins qu'il ne soit de mauvaise foi, ce dont je ne lui ferai pas l'injure de l'accuser) de l'énorme contradiction dans laquelle il s'englue en donnant des contre-exemples à l'appui de ses propres dires où la langue et l'être ne font pas un: après avoir affirmé que si l'Algérie parle l'arabe, c'est qu'elle est quelque part arabe, il prend en effet le contre-pied de son assertion en citant le cas des Brésiliens qui parlent le portugais sans être portugais, des Suisses qui parlent français, italien ou allemand sans être français, italiens ou allemands. Pourquoi donc les Algériens seraient-ils arabes parce qu'ils parlent l'arabe ? Question d'ordre principiel bien sûr, que je ne pose ici que pour montrer l'inanité logique du raisonnement de l'auteur. Sans doute un article (un seul) paru dans les colonnes du Quotidien d'Oran, lui a-t-il donné l'occasion de relever ici ou là des excès quant à la qualification de l'arabe comme langue de colonisation (il ne dit mot des articles parus en arabe dans le journal Echourouk par exemple où leurs auteurs ont mobilisé l'histoire antéislamique-donc antérieure à l'arrivée des Arabes - pour rappeler aux Egyptiens l'apport des habitants de l'Afrique du Nord à leur civilisation). Biaisant avec les faits, prenant des libertés avec les concepts, il tente d'imposer sa vision monolithique d'une Algérie arabe à laquelle les citoyens non arabophones de ce pays ne seraient pas partie prenante. Qu'est-ce qui l'autorise donc à traiter les francophones d'aliénés de la colonisation ? Que cherche-t-il à prouver par ses références récurrentes à l'histoire de France sinon qu'il reste au fond de lui-même un aliéné de la colonisation ? (Notez encore ici l'amalgame entre les concepts renvoyant à la langue-le latin en l'occurrence - et ceux renvoyant à l'être ethno-social - le gaulois en l'occurrence). Tout ce qui ressort de ce galimatias est une extraordinaire extension de sens du mot colonisation dont il veut tirer une conclusion bien arrangeante pour sa thèse: à savoir que l'Algérie n'a pas connu durant quatorze siècles (sic) de guerre contre le colonialisme arabe [entendez: celui-ci n'a donc pas existé]. Soit. Mais pourquoi donc serait-elle devenue arabe du seul fait qu'on y parle l'arabe alors que les Brésiliens qui parlent portugais ne sont pas devenus portugais et que les Suisses, qui parlent français, italien ou allemand ne sont pas devenus français, italiens ou allemands ? Ignorant superbement le cours de l'histoire universelle, l'auteur ne se rend pas compte de sa propre aliénation à des catégories cachées productrices du mythe de la Umma arabe unifiée par la langue arabe de la Mauritanie au Yémen (manière pour l'auteur de dire: voyez, l'identité que je défends n'est pas d'essence ethnique). Or, dans le monde contemporain (et le débat sur l'identité nationale qui a lieu présentement en France a au moins l'intérêt de le rappeler aux tenants d'un certain ethnocentrisme), l'identité est consubstantielle à la NATION comme creuset du vivre ensemble, comme mode d'existence d'un lien social en construction permanente qui transcende les déterminations ethniques et linguistiques, structure les activités humaines, les mentalités et les comportements. C'est cette identité-là - d'essence NATIONALE-qu'a révélée le match Algérie-Egypte chez les Algériens de toutes conditions, de toutes obédiences politiques, de tous référents culturels, de toutes pratiques linguistiques. Et c'est cette identité-là que Djamel Labidi s'évertue à nier, lui qui, parlant de ceux qu'ils qualifient d'aliénés de la colonisation, dit de l'aliénation qu'elle consiste à se regarder avec les yeux de l'autre. Lui se regarde avec les yeux d'un Arabe générique, n'existant que dans son esprit. Vous avez dit aliénation monsieur Labidi ? Poursuivant dans son entreprise négatrice de l'identité algérienne, l'auteur s'en prend à l'arabe parlé qu'il reproche à l'auteur de l'article incriminé de vouloir ériger en langue autonome de l'arabe classique. Passons sur ce qu'il dit de juste (mais sans s'interroger sur les causes du phénomène) concernant cette sorte de créole algérien fait d'un mélange d'arabe et de français qui a fini par s'imposer dans la communication de tous les jours (notamment entre les jeunes). Mais pourquoi donc l'arabe parlé traditionnel dont il dit (à tort au demeurant) qu'il est authentiquement de l'arabe (celui-ci comprenant en réalité un nombre impressionnant de mots berbères arabisés) ne serait-il pas digne d'être promu au rang de langue nationale à part entière ? Le pays s'en trouverait-il moins bien loti culturellement, scientifiquement et techniquement si, au lieu de tout miser sur l'enseignement de l'arabe classique (dont on doit évaluer au préalable la capacité à appréhender les catégories de la science et de la technique modernes), on avait favorisé aussi la promotion par l'école de l'arabe algérien et développé la recherche académique pour son accession au statut de langue écrite ? La même interrogation vaut évidemment aussi pour tamazight décidément vouée à s'imposer par le sang et les larmes aux tenants du régime, subjugués par la langue du Coran mais aussi peu instruits dans l'arabe classique qu'en français. J'entends par avance les cris d'orfraie de Djamel Labidi, un des artisans de l'arabisation forcée des sciences sociales à l'université, du temps où il était conseiller du ministre de l'Enseignement supérieur. Trente ans après que cette opération a été menée au mépris de tous les écueils objectifs, le fiasco est total. Il porte une part de la responsabilité écrasante de cet échec, lui qui, francophone de formation, aurait dû mesurer les difficultés de l'entreprise. Le résultat est que, fortement fragilisé par son arabisation totale qui avait eu lieu peu auparavant, l'enseignement primaire et secondaire a fourni à l'université des étudiants n'ayant pas même les pré-requis logiques de l'enseignement universitaire, par ailleurs dispensé au rabais à cause du nombre de plus en plus grand d'entrants et des facilités d'accès au statut d'enseignant universitaire dans ces filières. On sait ce qu'il est advenu de certains sortants du système éducatif ainsi formatés (y compris des universitaires qui se sont mis sous le commandement d'émirs incultes, anciens exclus de l'école): des fous de Dieu qui ont pris le maquis contre leur peuple et qui se sont rendus coupables de massacres inqualifiables de populations sans défense pendant près d'une décennie. Eux aussi se réclamaient d'une identité transcendante, d'étendue plus vaste il est vrai, puisque référant à une Umma islamique qui jure avec l'existence des Etats-nations modernes - et donc avec l'identité nationale en construction dans chaque pays. L'arabisation des sciences sociales a-t-elle eu d'autre effet que de généraliser l'idéologisation de la société ? Djamel Labidi, devenu enseignant-chercheur à l'université, connaît l'état de la production scientifique en sciences sociales dans notre pays. Il sait parfaitement que, sans la documentation en français qui d'ailleurs se raréfie dramatiquement sous l'effet de la politique délibérée de sa limitation, aucun étudiant en magister ou doctorant ne peut mener à bien le moindre travail de recherche dans notre pays. Les étudiants de graduation eux-mêmes, après avoir milité en force pour l'arabisation de l'université, ont à présent déchanté, confrontés qu'ils sont au marché du travail dont la loi est dictée par les puissances dominantes qui travaillent en anglais, en français, en espagnol et bientôt peut-être en chinois. Sait-il que de plus en plus nombreux sont les étudiants des sciences sociales (pour ne rien dire des étudiants d'autres disciplines) qui, pour se donner quelque chance de réussir, se mettent à étudier en accéléré le français et l'anglais dans les écoles privées, quitte à saigner leurs parents à cette fin? Au lieu de méditer la leçon de l'échec de l'université algérienne auquel il a contribué, Djamel Labidi cherche à culpabiliser ceux qui, en dépit de tous les maux que l'arabisation forcée a infligés à celle-ci, ont assumé avec conscience et professionnalisme leur part de responsabilité dans le maintien du lien social fondamental par l'exercice de leur métier d'informer (pour les journalistes francophones) et dans la transmission d'un savoir minimum (pour les enseignants universitaires francophones). Même l'Administration ne tient dans certains cas que grâce au personnel francophone encore en poste. Lahouari Addi a montré, dans sa réponse à Djamel Labidi parue ce jour (7 janvier) dans le Quotidien d'Oran, combien le discours de ce dernier sur l'arabité est biaisé, vide de sens historique parce que réifié. Pour cette raison même c'est un discours porteur de division car il procède par l'exclusive. L'aliénation ne consiste-t-elle pas aussi à être «sous le charme de catégories réifiées» ? Conclusion que Lahouari Addi tire, à l'adresse de Djamel Labidi, de la contribution de ce dernier. A l'auteur de cette malencontreuse contribution de méditer la leçon ! * Universitaire