On dit que le chameau ne voit que la bosse des autres. C'est peut-être vrai si on fait fi de la longueur et de la flexibilité du cou du chameau qui lui permettent de voir quasiment tout ce qui se passe autour de lui dans un angle de 360°. Même si je suis convaincu qu'il serait plus juste de laisser les animaux hors des vicissitudes bassement humaines, je me permets d'user de ce dicton que je trouve parfaitement idoine pour illustrer l'exemple que nous abordons. « La France lutte contre le négationnisme, le révisionnisme, l'effacement des preuves parce que c'est répéter les massacres que d'ignorer ou de feindre d'ignorer ce qui s'est produit dans l'histoire. La France ne fait pas de distinction entre les tragédies ». Plus loin, la Turquie est sommée de faire plus, de faire mieux et de se plier aux injonctions de celui qui détient la vérité, vérité qui, comme chacun le sait, se trouve toujours du côté de celui-là même qui tient le fusil: «il y a en Turquie des mots et des mots importants qui ont été déjà prononcés, mais d'autres sont encore attendus». Quand j'ai lu ce discours prononcé par François Hollande, le président français, à Erevan ce 24 avril 2015, je n'ai pas pu me retenir d'y rajouter «il y a aussi en France des mots, quelques mots, pas les plus importants, qui ont déjà été prononcés, mais d'autres, les plus importants, sont encore attendus ». Et qu'on peut attendre longtemps encore. Car le problème des génocides, c'est qu'ils sont comme le cholestérol: il y a les bons, ceux qui donnent la forme et dont on peut user et abuser et les mauvais, ceux qu'il vaut mieux éviter, occulter, oublier et enterrer, sinon c'est eux qui vous le feront. Visiblement, l'arménien, tout comme le judéo-européen, font partie de ces bons génocides, ceux qu'on peut et qu'on doit évoquer haut et fort, longtemps et souvent et qui sont censés faire chanter les courbes de popularité et la grandeur de celui qui les évoque. Les mauvais génocides, ce sont ceux qui concernent ces peuples qui ont été exterminés ou qui ont failli l'être au nom de la cupidité, du racisme et de l'intégrisme religieux des nations qui se proclamaient et se proclament aujourd'hui encore, phares de l'humanité. Le génocide algérien fait partie de ces derniers, un mauvais génocide qu'il faut couvrir du voile pudique de l'amnésie ou, plus souvent encore, travestir jusqu'à lui donner le visage sympathique d'une aventure humaine philanthropique dont les bienfaits ruissellent encore sur le peuple qui en a été éclaboussé. Pourtant, comme le dit si bien Olivier Le Cour Grandmaison dans son livre «Coloniser, exterminer, sur la guerre et l'Etat colonial» (Fayard 2005): «Ceux qui rêvaient de bouleverser la carte raciale de l'Algérie en massacrant certaines tribus arabes, en en refoulant d'autres dans les déserts pour «déblayer le sol» de leur présence et les remplacer par des Européens et une main-d'œuvre chinoise et noire réputée docile et travailleuse, ne sont-ils pas les ancêtres, pas si lointains que cela, des adeptes du Lebensraum ?» UN GENOCIDE, C'EST COMBIEN DE MORTS ? En juin 1830, le roi de France Charles X, en butte à des difficultés de trésorerie et aux menaces de révolte du peuple parisien en proie à la famine, décide de s'attaquer à l'Algérie sous le prétexte puéril d'un incident survenu en avril 1827, un «coup d'éventail» donné par le dey d'Alger au consul de France convoqué en la circonstance pour s'enquérir sur le devenir de la dette française. Selon les historiens, cet incident n'avait rien de fortuit mais relevait plutôt d'une provocation délibérée de la part du consul français dont le comportement insolent devant le dey s'inscrivait dans un scénario soigneusement préparé par les autorités françaises. Quant à cette dette, d'un montant de 14 millions de francs de l'époque, évaluée à 30 milliards de dollars d'aujourd'hui selon les experts, elle avait été contractée en 1797 à la suite de livraisons de blé algérien à la France napoléonienne. La France n'a jamais payé cette dette et, en plus, elle s'est attaquée au créancier. Drôles de mœurs quand même lorsqu'on pense à ce qu'on fait subir aux débiteurs de notre époque ! Au passage, une pensée émue au peuple grec ! L'agression française contre l'Algérie a d'abord été perçue d'une manière très contrastée en France. Il y avait les enthousiastes, les dubitatifs, les indifférents et, même s'ils étaient rares, des opposants. Mais ce qu'il y a de remarquable dans cette histoire, c'est qu'aucun de ces groupes ne s'opposait à cette aventure au nom de principes et de droits humains les plus élémentaires dont se gargarise aujourd'hui le pays. Les seules réserves qui étaient émises l'étaient au nom d'un seul principe: celui du risque et du profit. Qu'y-a-t-il à perdre et qu'y-a-t-il à gagner ? Tout le reste importait peu tant qu'on faisait progresser la «civilisation», tant qu'on s'attaquait à des races inférieures, à des non-chrétiens. S'en est ensuivie une guerre d'une atrocité inimaginable et qui a duré plus de 70 ans dans sa phase la plus bestiale avant de baisser d'intensité et de se transformer en une résistance et un combat quotidiens avant la boucherie du 8 mai 1945 (45.000 indigènes tués pour un drapeau algérien brandi dans une manif) et la grande éruption de novembre 1954. Tous les grands noms français et européens de cette époque ont participé ou ont soutenu cette agression, de Victor Hugo à Jules Ferry ou Karl Marx en passant par Alexis de Tocqueville, le théoricien de la démocratie blanche, l'auteur de la «Démocratie en Amérique» qui recommandait l'utilisation des méthodes inspirées du génocide amérindien qu'il jugeait bien plus efficaces que celles mises en œuvre en Algérie par des généraux français pourtant on ne peut plus sanguinaires. Je veux parler du maréchal Bugeaud qui disait dans ses échanges épistolaires avec ses complices: «Dévastations, poursuite acharnée jusqu'à ce que m'on livre les arsenaux, les chevaux et même quelques otages de marque», du général de Lamoricière, du maréchal Clauzel, du maréchal de Saint-Arnaud: «Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres et morts gelés pendant la nuit ! C'était ceux dont je brûlais les villages, les gourbis et que je chassais devant moi.» Selon Catherine Coquery-Vidrovitch, dans «Le livre noir du colonialisme» de Marc Ferro (éditions Robert Laffont, 2003), la population algérienne, évaluée à au moins 3 millions d'habitants au moment de l'agression française en 1830, était tombée à moins de 2,5 millions en 1856 (26 ans après) et à 2,1 millions en 1871. La mission civilisatrice de la France était passée par là: massacres, enfumages, incendies, déportations exécutions, corvées, amendes, spoliations, déportations et punitions collectives auxquelles se sont ajoutées, une fois la conquête réalisée, la famine et les épidémies. Dès 1834, les zones conquises ont été administrées par des militaires et des préfets jouissant de pouvoirs exceptionnels leur permettant de prononcer «sans publicité, contradiction ni défense» trois types de peines: - l'internement (emprisonnement, déportation), - le séquestre des biens, y compris collectifs, - et l'amende, qui peut être collective comme en cas d'incendie de forêts. C'est la naissance du fameux «Code de l'indigénat». En 1874, ce code énonçait une liste de vingt-sept infractions spécifiques aux Indigènes, liste qui sera augmentée en 1876, 77 et 81, dont la désobéissance, l'irrespect à l'égard (mauvais regard, par ex., toujours en vigueur aujourd'hui dans la France des ZUP ) des représentants de l'autorité ou le refus de travailler. Ce code ne sera officiellement supprimé qu'en 1947 mais le lobby des colons le maintiendra en vigueur dans ses aspects les plus importants, politiques notamment, jusqu'en 1958. L'indépendance ne sera obtenue qu'après sept années et demie d'une guerre insurrectionnelle impitoyable qui verra une des plus grandes puissances militaires du monde livrer une répression sans merci contre les Algériens. Une répression pour laquelle le colonisateur n'a lésiné sur aucun moyen ni méthode, ni respecté aucune règle, exterminant toute l'élite algérienne, enfermant plus d'un million de personnes, en majorité des femmes et des enfants, dans des camps de regroupement, torturant des centaines de milliers d'autres et faisant plus d'un million de victimes avant de livrer le pays aux assassins de l'OAS dont certains ont aujourd'hui les noms gravées sur des stèles érigées par la patrie reconnaissante. C'est ainsi que la décolonisation de l'Algérie a été la plus sanglante de toutes les décolonisations qu'il y a eu au monde. UNE PLAIE ENCORE OUVERTE C'est dire si la blessure est fraîche et la plaie encore ouverte ! J'en parle avec autant plus d'émotion que, durant toute mon enfance et toute mon adolescence, j'ai été nourri des récits de mes deux grand-mères sur les épreuves et les avanies vécues par ma famille et notre peuple en proie à la férocité et la sauvagerie du colonisateur. Comment mon aïeul, dernier résistant de sa tribu lors de l'insurrection d'El Mokrani, a perdu la vie et comment sa femme est allée, armée d'une serpe, récupérer son corps avant qu'il ne soit pas mutilé par les troupes barbares venues de France. Je me souviens des humiliations que nous subissions et de la misère dans laquelle l'écrasante majorité des Algériens vivaient pendant que les autres jouissaient du paradis. Je me souviens des discriminations sur les salaires de nos parents, sur les écoles indigènes, sur la santé, le logement, les loisirs, la justice et tout ce qui a trait à la vie de citoyen. Je me souviens encore avec émotion et effroi des rafles nocturnes et des hommes parqués dans le stade de la ville, des hurlements des chiens et des soldats cognant sur les portes des maisons pendant les arrestations et les perquisitions, de la triple ceinture de barbelés entourant la ville et nos quartiers, des voisins, des cousins arrêtés et jamais revenus, de notre misère et de la faim. Je me souviens des montagnes entourant la ville incendiées au napalm et bombardées par l'artillerie terrestre, l'aviation et la marine. Je me souviens de l'agressivité des soldats avinés et de la chasse à l'indigène. Je me rappelle encore de ma grand-mère recommandant aux femmes de se rouler dans le purin pour repousser les soldats et ne pas se faire violer. Selon Matthew Connelly (Comment de Gaulle a perdu la guerre), en 1950, 80% des crédits alloués à l'éducation restaient consacrés aux Européens qui ne représentaient que 14% de la population. En 1954, (sur une population indigène de 8 millions d'habitants) il n'y avait que 6.260 lycéens et 589 étudiants, 28 ingénieurs, 185 professeurs de lycées, 354 avocats et 165 médecins, dentistes et pharmaciens algériens. La France, n'en déplaise à ceux qui, consciemment ou non, voudraient jeter ses crimes et ses forfaits dans les oubliettes de l'Histoire, a tout fait pour exterminer les Algériens musulmans. Et, après y avoir échoué, elle a accentué leur oppression en les administrant par des lois d'exception qui les ont maintenus à l'écart du bien-être, de l'instruction, du progrès et de la civilisation. Alors, quand je lis des discours comme celui du président français en Arménie, je me dis qu'il ferait bien mieux de balayer devant sa porte au lieu de donner des leçons «urbi et orbi». Et, comme il le dit si bien, d'arrêter «d'ignorer ou de feindre d'ignorer ce qui s'est passé dans l'histoire». Il se moque suffisamment des Français pour avoir encore besoin de se moquer du monde entier même si, comme on nous l'explique si bien, la qualité première des politiques de haut-vol, les vrais prédateurs et mâles dominants de notre époque, c'est de dire une chose, aujourd'hui avec tout l'aplomb et l'émotion apparente y afférents, et le lendemain, faire exactement son contraire, sans broncher, avec le même aplomb. EN FINIR AVEC LA FALSIFICATION DE L'HISTOIRE COMMUNE Nous sommes le 4 juillet 2015, veille du 185ème anniversaire de l'agression française contre l'Algérie et du 53ème anniversaire de l'indépendance algérienne et rien n'a changé dans la position française vis-à-vis de cette longue période tragique que ce pays a fait endurer au peuple algérien. La France assume ses génocides qu'elle galvaude et transforme en «œuvres civilisatrices» et se crispe unanimement d'une manière brutale et agressive dès qu'une voix s'élève pour que justice soit rendue aux Algériens. Nous ne réclamons ni argent ni dédommagement, ni excuses et, encore moins, repentance, terme chrétien qui n'existe ni dans notre culture ni dans notre religion musulmanes, l'homme ne naissant pas avec cette faute originelle si chère au christianisme. Nous ne réclamons que la reconnaissance de l'Histoire dans ses faits, sa réalité et ses motivations, qu'elles soient mesquines, honteuses ou glorieuses. Et ce n'est pas en envoyant un sous-ministre déposer une gerbe de fleurs un 17 avril pour commémorer la tragique répression du 8 mai 1945, ni en organisant une «visite de travail» du président français le 15 juin dernier auprès de son homologue algérien dont il vantera « l'exceptionnelle alacrité » alors que le monde entier connaît l'état déplorable dans lequel se trouve ce dernier, que les choses vont s'améliorer. Car le mépris est encore pire que l'amnésie. En sortant de cette posture figée et improductive, la France gagnera en crédibilité auprès du peuple algérien et de tous peuples qu'elle a dominés ou colonisés. Elle gagnera aussi en stabilité et cohésion sociale sur son propre territoire.