Les adversaires de l'arabe dit littéraire font feu de tout bois. Il s'agit d'une langue morte, disent les uns. Elle ne peut véhiculer que le message coranique, renchérissent d'autres. Elle est incapable de prendre en compte la modernité, assurent d'autres encore L'arabe, langue morte ? Deux cents millions de locuteurs ! Pour une langue morte, il faut bien avouer que c'est plutôt pas mal. Il n'y a pas une université de renom qui ne comporte en son sein une chaire de langue arabe. Une anecdote : en 1994, je rencontre à Paris un représentant de Human Rights Watch, Eric Goldstein. Il exprime le désir de rencontrer des Algériens pour avoir une vision « locale » de la guerre atroce qui ensanglante l'Algérie. Je convoque quelques amis et une réunion informelle se tient quelques jours plus tard. Eric prend la parole en arabe, en s'appuyant sur un dossier établi par son organisation, rédigé en arabe ! Certains des amis présents éprouvent quelques difficultés à le suivre. Quant à lire le dossier qu'il leur a fourni, la tâche leur est impossible ! Nous convenons alors de poursuivre la conversation en français, langue que maîtrise mal l'ami Eric, ce qui influe négativement sur la facture du débat Langue dédiée exclusivement au sacré ? Ceux qui se hasardent à ce genre d'hypothèse devraient lire Ibn Khaldoun, Ibn Rochd, Ibn Tofaïl ou Ibn Badja. Leurs œuvres convoquent ce qu'il y a de plus difficile, de plus sophistiqué en matière de philosophie, de science et de sociologie. La langue arabe leur offrait les outils à même de rendre de manière admirablement précise la complexité de leurs raisonnements, leurs nuances les plus ténues En matière scientifique, je conseille aux sceptiques de consulter les nombreux manuscrits des savants arabes qu'ils trouveront aisément sur la Toile ou dans les musées, au Topkapi d'Istanbul par exemple. Le mouvement des astres, les appareils scientifiques, les règles de l'optique, la circulation du sang dans le corps humain sont décrits avec un luxe de détails, sans le moindre recours à une autre langue que l'arabe. Cette propension à détruire une part aussi importante de notre patrimoine doit nous interpeller. Il est vrai que l'état actuel du monde arabe n'est pas de nature à nous remplir de fierté. Mais ce serait indigne de notre part de renier cette dimension de notre être culturel en l'associant au marasme actuel qui la caractérise. Il y a en France des enfants d'immigrés qui refusent de marcher à côté de leurs mères ou grands-mères. Ils sont gênés par leurs fichus, leurs robes trop amples, leurs tatouages sur le front. C'est une forme de déni des origines, de même nature sans doute que celui dont il est question ici. Il n'y a pas de solution du style « auberge espagnole » qui consisterait à ne prendre dans le passé que les bouts de mémoire qui conviennent à chacun. Il y a une mémoire collective, vieille de plusieurs siècles, qui structure, qu'on le veuille ou non, nos imaginaires. Il faut l'appréhender dans sa globalité et y trouver les points d'appui pour une projection vers la modernité et l'universalité. Nous pourrons ainsi trouver les ressources nécessaires à l'élan collectif qui nous permettra de faire accéder notre pays au rang des nations qui comptent. A défaut, l'addition de nos mémoires boiteuses finira, au mieux par nous installer définitivement dans le monde sous-développé, au pire par faire éclater notre pays et nous jeter sur les routes des exodes