Regards croisés de deux économistes de renom, Hernando De Soto et Philippe de Fontaine Vive, sur l'économie algérienne. Deux économistes parlent de l'Algérie. L'un, Hernando De Soto, est péruvien. Il a passé une partie de sa vie à étudier cette économie informelle qui fait tant de dégâts en Algérie, et il en a tiré quelques grandes conclusions que le monde entier s'est empressé d'examiner, chacun en tirant la démarche qui lui convient. L'autre, Philippe de Fontaine Vive, a été un notable de l'économie européenne. A la tête de la Banque européenne de développement, il a contribué à la transformation des économies des anciens pays de l'Europe de l'Est, et il a été un témoin privilégié de bouleversements de l'économie mondiale. Hernando De Soto rejette tous les clichés traditionnels sur l'économie informelle. Il affirme que celle-ci est un atout, non un handicap. L'acteur de l'économie informelle n'a pas choisi cette voie, il y est contraint. Parce que les règles légales sont trop difficiles, trop complexes, ou parce que ses moyens économiques ne lui permettent pas d'intégrer le système. Il ne s'agit donc pas de combattre l'économie informelle, mais de l'accompagner pour l'intégrer dans le formel. Le gouvernement algérien, qui a lancé la fameuse mise en conformité fiscale, formule consistant à accorder une amnistie fiscale aux détenteurs d'argent au noir, devrait s'en féliciter. Problème : Hernando De Soto, qui passe pour l'économiste le plus chevronné sur la question, n'a pas été invité par le ministère des Finances, mais par une association très critique envers le gouvernement, Care (cercle d'action et de réflexion sur l'entreprise). EVITER LES DOGMES Pourtant, l'économiste péruvien n'est pas à proprement parler un révolutionnaire, même s'il adopte un regard original sur cette question délicate. Il se contente de dire que l'informel représente une part négligée mais non négligeable du PIB dans nombre de pays, et que tout le monde a intérêt à lui ouvrir les portes de la légalité. Il parle beaucoup de règles et de normes, auxquelles tout le monde devrait se soumettre. Il parle d'Asie, d'Amérique Latine, qu'il a longuement étudiée, mais les mots prennent la même signification en Algérie : une maison dans un bidonville vaut de l'argent, mais elle ne représente pas de garantie, même pour un microcrédit. Ce qui constitue évidemment un frein pour le développement économique, notamment au sein des catégories sociales qui en ont le plus besoin. Mohamed Bouazizi, le jeune qui s'est immolé en Tunisie, déclenchant ce qui deviendra le «Printemps arabe», portait des jeans et des baskets comme n'importe quel habitant de Lima ou de Mexico, selon de Soto. Bouazizi a été aussi filmé avant de mourir : il n'a pas dit de mots se rapportant à la religion, mais il a affirmé que chacun a le droit de faire du commerce. De Soto recommande donc une refonte de l'économie, d' «accélérer sérieusement le changement», pour aller à «une modernisation et une diversification de l'économie». Mais il appelle à éviter les dogmes : «ouvrir le marché n'est pas un objectif en soi», dit-il. INCLUSION Philippe de Fontaine Vive fait preuve d'autant d'humour que de réalisme. Il recommande d'abord de ne pas confier le système de microcrédit à des fonctionnaires, en référence à sa propre carrière d'eurocrate. Mais il affirme que «l'Algérie doit voir large pour ses réformes». Même s'il y met la forme, il ne s'empêche pas de critiquer la vision étriquée du marché développée par les responsables de l'économie algérienne. Pour lui, il est vital de «sortir du marché domestique» quand on évoque le débouché pour ses produits. Il met en parallèle deux visions pour des pays qui ont la même envergure que l'Algérie : il cite l'Irak et le Canada. Tout un symbole. Son point de vue est partagé par de nombreux spécialistes. L'Algérie garde une vision nationale de l'économie, comme si elle était isolée du monde à l'ère de la mondialisation. Cette vision nationale, à laquelle manque la dimension internationale, est frappante. Pourtant le pays applique déjà un accord d'association avec l'Europe et négocie son adhésion à l'OMC. Trois pistes pour l'inclusion : le microcrédit, une réforme bancaire urgente pour aller au soutien de la PME, et une reprise des partenariats pour financer les grands projets, pas par le budget mais par les recettes envisagées des projets. En tout état de cause, il insiste sur la nécessité de «créer énormément d'emplois», faute de quoi, «la désespérance peut prendre des proportions très importantes».