Malgré les tensions, les relations avec la Syrie n'ont jamais été rompues. Il y a même eu un rapprochement après l'intervention américaine en Irak et le renversement de Saddam. La coopération entre les deux capitales est dictée par des intérêts commun, y compris l'endiguement du chaos irakien et la prévention de l'émergence d'un Etat kurde indépendant. En outre, le désir de la Turquie d'adhérer à l'Union européenne l'a conduite à améliorer ses relations avec la Grèce depuis 1999 et a commencé à réduire sa présence militaire sur Chypre. Géographiquement, la Turquie est un vrai pivot géopolitique qui a l'ambition de devenir un carrefour stratégique des stratégies énergétiques et une puissance régionale de premier plan. Sa posture gaulliste a suscité parfois des tensions et des crises même avec les Alliés les plus importants, y compris les Etats-Unis. L'adoption la «doctrine de zéro problème avec les voisins» était censée fournir à la Turquie une «profondeur stratégique» lui permettant de tirer un avantage certain de sa situation. Cette politique élaborée par Ahmet Davutoðlu dans son ouvrage Profondeur stratégique édité en 2001, où il établit le cadre théorique qui doit permettre à la Turquie d'accéder au rang de puissance globale en consolidant son rôle de pôle régional, notamment en établissant des relations étroites avec les pays l'avoisinant. Son idée est simple, dans son environnement régional, des Balkans au Proche-Orient, la Turquie a à la fois le devoir et un «droit naturel» d'intervenir comme un leader. «La mer Méditerranée est notre mer : elle l'a toujours été, elle le sera toujours», disait un proche conseiller du ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoðlu. Et voilà ce qui explique l'hétérie du ministre de la Défense turc, Ismet Yilmaz, qui ose, lors d'une conférence de presse tenue aux Emirats arabes unis, critiquer l'Algérie pour «soutenir le terrorisme au Moyen-Orient». Cette zone ne devrait pas être la scène de l'intervention des pays africains tels que l'Algérie et le Maroc. « Vous savez que la position de la Turquie a toujours été de lutter contre le terrorisme. On aurait du mal à me convaincre de la nécessité de la présence algérienne au Moyen-Orient, cette intervention pourrait provoquer notre réaction militaire contre les intrus», dit-il. Si cette information est avérée, on peut dire que la Turquie est gravement désorientée. Vivant une vraie expérience de «privation sensorielle» causée par les échecs répétitifs. Encore une fois de plus, Ankara se retrouve hors-jeu. Ça devient une habitude. En effet, l'identité algérienne s'est forgée à son corps défendant. Sans ignorer les faiblesses de l'Algérie, le pays reste un fournisseur de sécurité et un exportateur de stabilité. Pour rappel, l'expression «profondeur stratégique» a été utilisée par Dick Cheney au début des années 1990 dans la nouvelle stratégie de défense pour remplacer l'expression «bloquer tout rival» utilisée dans la controversée Defense Planning Guidance, publiée en février 1992. En termes militaires, elle a une connotation avec un territoire supplémentaire qui fournit une marge de sécurité supplémentaire dans la lutte contre des adversaires. Par exemple, un Afghanistan contrôlé par les Talibans -est dit- donne au Pakistan une «profondeur stratégique» face à l'Inde. Lorsque les responsables du Pentagone ont commencé à utiliser le terme en 1990, il avait cette même connotation géographique. Mais dans la révision de Lewis Scooter' Libby, la phrase prend un sens plus large et plus abstrait; «profondeur stratégique» se réfère à la position avantageuse de l'Amérique dans le monde, son vaste réseau de bases, armements et niveaux de la technologie militaire. Pour Davutoglu, décrit comme le «Kissinger de la Turquie», l'idée de «prendre parti» est une relique de la guerre froide. «Nous ne tournons pas notre visage à l'Est ou à l'Ouest», dit-il. Plus que tout, le Turquie rêve d'intégrer l'UE et s'imposer comme le leader naturel au Moyen-Orient. La lenteur des négociations d'adhésion à l'UE a conduit Ankara à se tourner vers le monde musulman. Mais son leadership est contesté dans l'«Orient compliqué». Ni l'Iran, ni l'Egypte, ni l'Arabie saoudite n'est disposé à lui reconnaître ce statut. De «zéro problème avec les voisins» à «zéro voisin sans problèmes» Ce n'était qu'une question de temps avant que la doctrine de «zéro problème» ne tombe en désuétude. Pour avoir zéro problème, il faut se focaliser à mettre l'ordre chez soi. Mais l'esprit du «néo-ottomanisme» est si fort que la Turquie ne peut pays y résister. De «zéro problème», elle passe à «zéro ami», «zéro voisin sans problèmes». Il ne s'agit pas uniquement de la Syrie. En Egypte, Ankara s'est aussi mise du mauvais côté. Le Premier ministre Erdoðan a publiquement dit qu'«il n'y a aucune différence» entre Bachar al-Assad et Abdel Fattah al-Sissi. Le renversement des Frères musulmans en Egypte a été un échec pour la diplomatie turque. Les relations avec Israël sont gravement dégradées. Avec l'UE, la relation n'est pas meilleure. A plusieurs reprises les responsables turcs ont accusé les Etats occidentaux d'avoir orchestré et financés les manifestations et diverses «forces obscures» (ce qu'Erdoðan appelle le «lobby» international «du taux d'intérêt») dans le pays. Les interventions turques en Irak sont une source de tension. L'Iran est clairement opposé à la vision d'Ankara. Leurs stratégies régionales se neutralisent. Il est peu probable que les Iraniens abandonnent leur allié syrien. La Syrie fait partie des intérêts vitaux des Téhéran. L'abattement d'un avion militaire russe a encore compliqué la situation de la Turquie. L'ampleur de l'engagement militaire russe en Syrie montre la détermination de Moscou qu'une décision ne peut être prise sans son accord. Le dernier coup de disgrâce est venu de leur allié ; les Etats-Unis font des Kurdes une pièce maîtresse de leur stratégie contre Daech. La Turquie s'est retrouvée hors jeu. Cela signifie que l'ennemi principal pour la Turquie en l'occurrence n'est pas considéré comme un groupe terroriste par les Américain, mais un allié. Une série d'erreur d'appréciation de la situation. Il est encore temps de se ressaisir. Au bout du compte, la position régionale d'Ankara est plus que jamais difficile. Face à l'offensive de la Russie et l'Iran, les moyens de la Turquie de peser sur le règlement du conflit syrien sont désormais réduits. Seul le renforcement de ses liens avec l'Occident est susceptible de lui sauver la face. Mais la solidarité atlantique a ses limites. L'Alliance atlantique a clairement fait savoir que l'OTAN ne se laissera en aucun cas entraîner dans une guerre avec la Russie pour un différend avec la Turquie. D'après les médias allemands, «des diplomates européens ont averti le gouvernement turc qu'il ne pourrait pas compter sur le soutien de l'OTAN si le conflit avec la Russie devait dégénérer en conflit armé». La Turquie a intérêt à prendre en compte sérieusement les préoccupations sécuritaires de la Russie qui sont réelles. Dans un environnement régional extrêmement volatile, une simple erreur de calcul et l' «impensable» pourrait se produire. L'ampleur de l'engagement russe en Syrie ne laisse guère de doute quant à la détermination de Moscou d'aller au bout de sa compagne militaire et sa volonté de peser sur l'issue du conflit syrien. La Russie : entre sentiment de vulnérabilité stratégique et ambitions de puissance Les intérêts stratégiques de la Russie sont plutôt plus modestes. Elle n'a aucune intention d'entrer dans une confrontation avec l'Occident. Ce qui est considéré comme un comportement russe irrationnel ou la volonté de reconstituer l'empire perdu fait partie de cette longue histoire d'idées fausses et d'échecs à comprendre les forces motrices du comportement extérieur de Moscou, qui peut être expliqué par le caractère durable de sa culture stratégique ; le sentiment de vulnérabilité stratégique. Comme une formule académique, l'idée de la culture stratégique souffre d'un certain nombre de faiblesses. Le concept de culture est amorphe, et il est difficile de prouver l'importance des facteurs culturels dans l'élaboration de résultats stratégiques -la culture de manière générale se manifeste autour de trois niveaux différents allant des «Artefacts» aux «valeurs défendues» et aux «Hypothèses de base». Cependant, le concept a une valeur considérable comme un ombrage ajouté à une image plus large. Les différents Etats ont des cultures stratégiques différentes qui sont enracinées dans les expériences de formation de l'Etat et sont influencés dans une certaine mesure par les caractéristiques philosophiques, politiques, culturelles et cognitives de l'Etat et ses élites. L'effet global de la culture de la sécurité nationale est de prédisposer les sociétés en général et les élites politiques en particulier à l'égard de certaines actions politiques au détriment d'autres. De cette façon, elle limite les choix de comportement qui fait que l'on pourrait tirer des prédictions précises sur le choix stratégique. Certaines options ne seront tout simplement pas imaginées, certaines sont plus susceptibles d'être rejetées comme inappropriées ou inefficaces que d'autres. La culture stratégique peut être comprise comme une prédisposition culturelle profondément ancrée pour une pensée ou un comportement particulier, dérivé de l'histoire et la géographie d'un pays, les mythes et les symboles nationaux, les traditions et les institutions politiques d'un pays. Pour Colin Gray, la culture stratégique, «découle de la géographie et des ressources, de la société et de la structure politique» et, plus important, «se référant à des modes de pensée et d'action à l'égard de la force». La culture stratégique n'est pas un simple produit de la culture militaire, et ce n'est pas le seul domaine où son influence se fait sentir. Elle influe également sur les systèmes politiques et les traditions et pratiques de politique étrangère d'un pays ; la raison pour laquelle le concept a été élargi pour se concentrer sur les grandes stratégies des Etats et comprend (en plus de moyens militaires pour atteindre les objectifs d'un Etat) des variables telles que l'économie et la diplomatie. Ainsi, non seulement la façon dont le pouvoir politique est acquis et utilisé, mais aussi la façon dont un pays particulier voit et traite le monde extérieur sont des facteurs déterminants dans la formation de la culture stratégique de l'Etat. Les objectifs de la politique étrangère qui sont poursuivis par un Etat et qui reflètent son identité et ses intérêts sont définis par sa culture stratégique. Le Commandement du Sud des Etats-Unis définit la culture stratégique comme «la combinaison des influences et expériences internes et externes -géographique, historique, culturelle, économique, politique et militaire- qui façonnent et influencent la façon dont un pays comprend sa relation avec le reste du monde, et comment un Etat se comportera au sein de la Communauté internationale». Comment le pays conçoit son propre rôle dans le système international et sa perception de la sécurité font également partie de sa culture stratégique. Privée d'une profondeur stratégique, la géopolitique de la Russie est marquée par l'indéfendabilité. C'est-à-dire elle est géopolitiquement instable et qu'elle n'est pas sûre, ni dans le temps de l'empire ni à l'époque (post)soviétique. Quand l'URSS était une puissance dominante dans le système bipolaire, la culture stratégique russe a été basée sur la perception de l'infériorité stratégique et la question clé est : comment maintenir la sécurité. Ce sentiment de vulnérabilité habite les dirigeants russes. L'élargissement de l'Otan aux frontières russes, le système de défense anti-missiles de l'Otan, etc. ne font qu'accroître ce sentiment. Ce cycle n'a rien à voir avec l'idéologie ou le caractère russe. Il a tout à voir avec la géographie qui, à son tour, génère l'idéologie et façonne le caractère. La culture stratégique du pays est fondée sur «une perception quasi obsessionnelle d'une menace générale à la souveraineté et l'intégrité territoriale de la Russie». Les dirigeants russes appréhendent le monde d'abord à travers un prisme réaliste, dans lequel la recherche d'un équilibre du pouvoir est une caractéristique permanente. Pour eux, la Russie doit favoriser l'émergence d'un monde multipolaire -ses intérêts en dépendent. Les principaux éléments de la culture stratégique russe -combativité, compétitivité, affirmation de soi politique, fermeté face à ce qui est perçu comme la plus grande menace à sa sécurité et ses ambitions- sont présents, les aspirations renaissantes du pays pour retrouver un statut de grande puissance. Cela a clairement était affirmé dans le «Concept de politique extérieure» approuvé en juillet 2008 par le président Medvedev, qui visait «à assurer la sécurité nationale, à préserver et renforcer sa souveraineté et l'intégrité territoriale, à atteindre de fortes positions d'autorité dans le monde ». L'engagement de la Russie dans le théâtre syrien constitue un changement majeur. Il traduit une stratégie multidimensionnelle. Les objectifs sont multiples. En premier lieu, c'est une démonstration de puissance en direction de l'OTAN. Ensuite, placer la Russie en acteur incontournable dans la recomposition du Proche- et Moyen-Orient tout en préservant ses intérêts stratégiques. «L'enjeu, pour les Russes, est l'accès aux mers chaudes et à leurs ports. Enfin, il s'agit également pour la Russie de répondre à la menace de l'islamisme radical : les combattants étrangers de Daech comptent en effet, dans leurs rangs, 4.000 russophones dont 2.000 Russes», a indiqué le général Didier Castres, sous-chef d'état-major Opérations de l'armée française. La Russie va donc continuer à réagir fermement à tout ce qui est perçu comme une menace à son influence, sécurité et intégrité territoriale en premier lieu Daech et ses groupes affiliés. La connexion des groupes actifs en Syrie aux organisations de l'Asie centrale est sérieusement prise en compte par les Russes. C'est tout simplement intolérable. A plusieurs reprises, Poutine a clairement fait savoir qu'il n'hésitera en aucun cas à recourir à la force militaire pour protéger ce qu'il considère comme les intérêts vitaux de la Russie (Géorgie, Ukraine, Syrie, etc.). *Consultant, chercheur en Histoire militaire et chef de la Rédaction d'African Journal of Political Science