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«La Turquie s'est stratégiquement rapprochée des pays occidentaux» Jean Marcou. Professeur à l'Institut d'études politiques de Grenoble (IEP), chercheur associé à l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) d'Istanbul
En plus de constituer l'un des principaux leviers de l'épreuve de force destinée à faire partir le président syrien Bachar Al Assad du pouvoir, la Turquie tente, ces dernières années, d'étendre son influence au-delà de sa périphérie immédiate : le Proche-Orient. Pour réaliser ses ambitions, la Turquie privilégie une arme en particulier : le commerce. L'économie turque, la 17e mondiale, a enregistré une croissance record en 2010 et 2011, affichant des taux de croissance de 8,9 et 8,5%, ce qui fait de la Turquie l'un des pays connaissant l'expansion la plus rapide au monde. Malgré la crise, le gouvernement turc table, cette année encore, sur une croissance d'au moins 4%. Et c'est justement cette vitalité économique qui permet à la Turquie de (re)conquérir de nouveaux territoires. Professeur à l'IEP de Grenoble et chercheur à l'IFEA d'Istanbul depuis 2006, Jean Marcou connaît particulièrement bien ce pays, où il a enseigné les sciences politiques et administratives à la fin des années 1980. Il a bien voulu analyser, pour El Watan, les principaux fondements de la nouvelle politique turque des affaires étrangères. ************************** -Contrairement à 2011, les autorités turques donnent l'impression, ces six derniers mois, d'être plus en retrait (au niveau du discours du moins) concernant le dossier syrien. A quoi cela est-il dû, d'après vous ? Les ambitions régionales d'Ankara seraient-elles contrariées ? Les autorités turques restent très concernées par le dossier syrien, mais alors même qu'elles avaient parié sur une chute du régime baassiste en 2011, celui-ci est resté en place, et la guerre civile qui s'en est ensuivie a causé de nombreux problèmes à la Turquie : afflux de 150 000 réfugiés sur son territoire (alors qu'ils n'étaient que 10 000 au début de l'année 2012), tirs sur des camps de réfugiés qu'elle accueille (en avril), perte d'un avion de reconnaissance F4 abattu par les Syriens (en juin), risque de croisement de la crise syrienne avec la question kurde (depuis l'été), chutes d'obus syriens derrière sa frontière (en octobre-novembre). Le gouvernement turc est, en outre, très critiqué par l'opposition kémaliste qui lui reproche de mener une politique sectaire, favorable aux sunnites, voire aux groupes islamistes les plus radicaux. Face à ces conséquences préoccupantes, alors même que le régime de Damas a perdu le contrôle de frontières devenues particulièrement poreuses, la principale réaction du gouvernement turc a été d'en appeler à la solidarité de ses alliés de l'OTAN, ce qui a abouti à la décision d'installer des rampes de missiles de défense Patriot, qui est en train de prendre effet actuellement. Mais cette installation et plus généralement le soutien à l'opposition syrienne ont aussi un coût diplomatique très élevé pour la Turquie, contribuant, d'abord, à brouiller Ankara avec ses puissants voisins russe, iranien et chinois. Et la rumeur est allée jusqu'à dire qu'en échange des Patriot, le gouvernement turc aurait accepté d'assouplir sa position à l'égard d'Israël… Tandis que la crise syrienne s'est éternisée avec des effets néfastes et imprévisibles, les autorités turques ont donc été de plus en plus enclines à la prudence. De là cette plus grande discrétion diplomatique, au cours des six derniers mois, que vous releviez dans votre question… -Quels sont, selon vous, les principaux objectifs de la nouvelle politique étrangère turque vis-à-vis du Moyen-Orient arabe et du Maghreb (Afrique du Nord) ? Les objectifs principaux de ce qu'on a appelé «la nouvelle politique étrangère turque» ont été de changer la donne avec le Moyen-Orient et le Monde arabe. D'exécrables, les relations de la Turquie avec son voisinage arabo-musulman sont devenues excellentes en quelques années. L'idée d'Ahmet Davutoğlu, le mentor de cette stratégie (en particulier de la fameuse politique du «zéro problème avec nos voisins» ou sıfır sorun politikası), était de transformer les handicaps géopolitiques de la Turquie (ceux d'un pays écartelé entre plusieurs aires culturelles et zones d'influence) en véritables atouts (ceux d'un pays qui fait dialoguer les civilisations et qui peut parler à tout le monde au Moyen-Orient). Dans un premier temps, cette politique a donné des résultats spectaculaires. Il faut dire que l'on partait de très loin. La Turquie étant, au début des années 2000, l'un des pays les plus détestés dans la région, cela ne pouvait que s'améliorer… Mais force est de constater qu'une véritable turcomania a saisi le Monde arabe : admiration pour un pays musulman qui réussit sur le plan économique tout en faisant cohabiter islam et pluralisme politique, succès des feuilletons turcs, fort écho de la posture turque de fermeté à l'égard d'Israël. Pourtant, dans un second temps, les «printemps arabes» ont bousculé cet ordonnancement. En choisissant de les soutenir, notamment en Libye et en Syrie, la Turquie s'est aussi stratégiquement rapprochée des pays occidentaux et éloignée, par la force des choses, des positions néo-tiers-mondistes qu'elle avait suivies en 2009-2010, en se démarquant parfois de façon très nette des Etats-Unis, notamment sur le dossier iranien ou dans sa relation avec Israël. A cette époque, nombre d'observateurs se demandaient si la politique étrangère turque n'était pas en train de changer d'axe et ne virait pas vers l'Est. Aujourd'hui, cette même politique semble revenir vers l'Ouest… La réalité est probablement plus complexe. La Turquie essaye de maintenir ses acquis diplomatiques des dernières années, en continuant d'appeler à une réforme profonde du système de l'ONU, de s'impliquer dans de nouvelles aires géographiques (l'Afrique en particulier) et d'apporter son soutien au développement économique du Monde arabe (notamment aux nouveaux régimes issus des révolutions – Egypte, Yémen, Tunisie ou Libye). Mais dans le même temps, ses relations politiques avec l'Iran, la Russie ou la Chine sont devenues difficiles, et alors même qu'elle est sous la menace du conflit syrien ou d'une réaction militaire de l'Iran (dans le cas où les installations nucléaires de ce dernier seraient attaquées), elle ne peut que revaloriser son alliance militaire avec l'Occident. -Ces objectifs ne risquent-ils pas de se heurter aux ambitions de pays comme le Qatar et l'Arabie Saoudite ? Les intérêts de tous ces pays peuvent-ils vraiment cohabiter ? Il est vrai que la période où la Turquie était devenue la star diplomatique du Moyen-Orient est quelque peu révolue. Ankara doit désormais compter avec la concurrence du Qatar, de l'Arabie Saoudite et de leurs énormes arguments financiers. A cela s'ajoute, il ne faut pas l'oublier, un retour de l'Egypte sur la scène régionale. L'élection puis l'ascension politique de Mohamed Morsi ont vu Le Caire prendre des initiatives remarquées au cours de la seconde partie de l'année 2012. Tout en acceptant de dialoguer avec l'Iran, le président égyptien n'a pas hésité à aller condamner la répression en Syrie, lors du sommet des Non-Alignés à Téhéran (fin août), prenant une posture tonitruante qui n'est pas sans rappeler celles que Recep Tayyip Erdoğan, a pu affecter dans certaines enceintes internationales ces dernières années. Mohamed Morsi a joué, par ailleurs, un rôle déterminant dans le règlement de la crise de Ghaza, en novembre dernier, réussissant à la fois à se démarquer du comportement falot du régime précédent de Hosni Moubarak et à ne pas mécontenter les Américains qui restent l'un de ses principaux bailleurs de fonds. Il est vrai que la Turquie conserve les atouts que lui a donnés son activisme diplomatique des dernières années et qu'elle entretient de bonnes relations avec ces puissances régionales renaissantes. Toutefois, si elle veut préserver son statut de puissance émergente sur la scène internationale, elle devra aussi ne pas donner l'impression qu'elle s'enferme dans un «club sunnite» privilégiant des solidarités confessionnelles sur les réalités géostratégiques et économiques de la région. -Le rêve secret de Recep Tayyip Erdoğan et de son ministre des Affaires étrangères, le professeur Ahmet Davutoğlu, n'est-il pas de bâtir un nouvel empire ottoman ? La Turquie a-t-elle réellement les moyens de jouer un rôle de leadership en Méditerranée et dans le monde musulman ? Je crois qu'il faut rester prudent lorsqu'on parle de néo-ottomanisme à propos de la Turquie contemporaine. En premier lieu, il faut voir que la réhabilitation de la période ottomane à laquelle se livre le gouvernement de l'AKP, depuis quelques années, est d'abord à usage interne. En exaltant son passé ottoman, la Turquie d'aujourd'hui s'emploie à retrouver des racines et des traditions dont elle a été coupée par les réformes volontaristes de la période kémaliste. Paradoxalement, le gouvernement de l'AKP essaye d'ailleurs de récupérer en l'occurrence aussi bien la grandeur d'un empire multiséculaire que le nationalisme de la période kémaliste. En second lieu, sur le plan international, loin de nourrir des ambitions hégémoniques sur les anciennes possessions de l'empire, le rappel du passé ottoman de la Turquie entend avant tout montrer que ses ambitions contemporaines de puissance émergente et de candidate à l'Union européenne ne sont pas aussi surprenantes qu'il y paraît. Elle a été une grande puissance qui a joué un rôle important dans la gestion des affaires du monde jusqu'au XIXe siècle. Cette puissance est aujourd'hui de retour, tel est le sens du message que véhicule à mon avis ces références fréquentes à la période ottomane. Mais il est évident que la Turquie ne cherche pas à retrouver des territoires perdus. Elle entend surtout être un pays qui, fort des atouts que lui offrent ses alliances occidentales et sa réconciliation avec sa culture orientale, tire parti de son histoire, de sa géographie et de son dynamisme économique actuel, pour acquérir une place de premier plan en Méditerranée, au Moyen-Orient, mais aussi plus généralement sur la scène internationale.